Une entrevue d’Antoine Robitaille, journaliste au journal Le Devoir, parue aujourd’hui (en page B6), donne la parole à deux philosophes et chacun éditeur d’une revue de philosophie « populaire » (Médiane, du Québec, et Philosophie Magazine, de France). Les propos qui y sont rapportés sont intéressants à plusieurs égards. (Peut-être bien, qu’un jour, je soumettrai un texte à l’une ou l’autre de ces revues, peut-être même me soumettrai-je au jeu du « devoir de philo » qu’anime Le Devoir depuis quelques années.)
L’intérêt, toutefois, de cette entrevue ne réside pas nécessairement dans le contenu des propos des deux professeurs et éditeurs. Il réside plutôt, à mon sens, dans le fait qu’il y est soulevé une question qui revient sempiternellement hanter bien des philosophes depuis quelques années : à quoi sert la philosophie?
À cette question, un ancien professeur de philosophie de l’Université de Montréal, Gilles Lane, qui a été le traducteur du célèbre livre d’Austin How to do things with words, qui est devenu Quand dire c’est faire ( Paris : Seuil, 1970); Gilles Lane, donc, a publié À quoi bon la philosophie (Longueuil : Le Préambule, 1982 [2ième édition]), à une époque où la discipline commençait à connaître plusieurs chambardements intra-disciplinaires : de la certitude de la parole analysée en tant que seul objet philosophique à l’épreuve du test de la de la scientificité de la parole analysante. Cela correspond grosso modo à un moment de l’histoire récente de la philosophie, celui qui a vu émerger les neurosciences et une épistémologie empirique au sein desquelles la parole philosophique pût jouir du statut perdu depuis deux siècles et maintenant retrouvé de parole scientifique. À quoi bon la philosophie, alors? Mais de quelle philosophie parle-t-on?
La philosophie, obtenant lentement de nouveau le statut lui permettant de participer à la découverte de connaissances, et plus seulement à offrir des commentaires sur la connaissance ou sur le monde qui l’accueille et l’instrumentalise, a depuis été clivée en deux grands champs d’exercice : la philosophie professionnelle et la philosophie populaire. Les deux interlocuteurs du journaliste Robitaille, Christian Boissinot (Cégep F-X-Garneau de Québec, Alexandre Lacroix, Sciences Po de Paris), se font les défenseurs d’une posture philosophique mixte : eux-mêmes étant des professionnels de la chose philosophique, ils plaident en effet pour une popularisation de la philosophie. Pour faire image, l’idée est celle de la diffusion de la philosophie parmi un public avisé mais non professionnel, comme la mode qui se distille jusqu’au marchand de fripes, à partir des centres de diffusion de la haute couture parisienne ou milanaise (Voir BUCCI, A., Marketing della moda, Working papers, Milan : Domus Academy, 1986 ; et BADOT, Olivier, COVA, Bernard, Le néo-marketing, Paris : ESF Éditeur, 1992). Ce plaidoyer est inspiré d’un constat selon lequel la « demande » pour la philosophie croît, le besoin d’être formé par elle grandit, depuis deux décennies.
La philosophie servirait alors, dans la démarche de popularisation visée, à analyser et à interroger l’actualité d’un point philosophique censé l’éclairer. Tout cela est bel et bon. Je me réjouis que ces deux revues aient trouvé leur niche, leur lectorat, leur ton. (Il n’y aura jamais assez de philosophes dans notre monde.) Or, la réponse fournie, la thèse des deux professeurs et éditeurs, n’est sans doute pas ni originale, ni, au surplus, valable. Parce qu’elle est réductrice. Lane, dans le livre cité, écrivait plus élégamment (p. 112) : « Négativement, le rôle social du philosophe, ou son service à l’humanité, consisterait pour une plus grande part à faire remarquer le caractère purement factuel, inévitablement relatif (à tel ou tel désir factuel) de tout ‘arrêt’ à telle ou telle vision du monde, et, en fin de compte, de tout arrêt à quelque vision du monde que ce soit. Plus positivement, toutefois, il consisterait à pointer aux autres, tant bien que mal, vers l’occurrence possible de ce qui ferait que telle ou telle vision relativisée leur apparaîtrait tout à coup comme attendue d’eux, mais uniquement parce que ce serait ‘à travers’ celle-là que pourrait se produire, à un moment donné, la 'rencontre' personnellement valorisante et libératrice qu’ils attendaient eux-mêmes, et que toute illusion empêcherait, retarderait, ou priverait de sa plus grande vitalité. » Bref, le rôle social du philosophe serait d’exercer un esprit critique, le communiquer, et inspirer une réflexion critique chez les autres : péter des balounes ou crever des abcès, quoi! En dépit de l’élégance de cette citation, l’on reste sur notre faim puisqu’il y est redit ce que l’on sait depuis Platon.
Les philosophes sont en mal de reconnaissance sociale, enfants abandonnés qu’ils sont par leurs propres enfants que sont les sciences. Et, en même temps, on leur demande de jouer ce rôle socratique de l’accoucheur de consciences. Que des magazines de philosophie populaire veuillent développer des espaces de dialogue possibles, voilà qui est certes louable. Mais, d’un autre côté, je crains que l’horizon des questions soit tout de même limité à la demande (qui peut évoluer, bien entendu, comme chacun le sait qui soit sensible à l’analyse des marchés). Existe-t-il autrement dit la possibilité d’une transhumance entre la philosophie professionnelle et la philosophie populaire? La première peut-elle enrichir la seconde? Celle-ci peut-elle accueillir celle-là?
Peut-être. Mais cela exigerait beaucoup de travail de pédagogie de la part des philosophes populaires (dont certains font preuve, parfois avec un zèle trop appuyé toutefois, comme en témoignent tous ces livres écrits à l’adresse du fils, de la fille ou des petits-enfants de tel ou tel autre auteur, parus ces dernières années). Et il y a alors le risque que le résultat ne soit pas philosophique à proprement parler, que l’on verse dans le moule de l’opinion personnelle ou dans celui du journalisme prétentieux. Car la philosophie professionnelle n’est pas, du moins majoritairement, attachée aux questions d’actualité définie au sens journalistique ou événementiel du terme.
Mais cela est possible, comme le prouve le présent billet qui est une réponse à un événement. Je ne saurais juger du travail effectué par les revues en question dans l’article du Devoir. Seuls les propos tenus m’ont inspiré ces commentaires.
samedi 5 avril 2008
lundi 31 mars 2008
Erreur de jugement
Deux mois se sont écoulés depuis que j’ai publié un « message » sur ce site. Écrire est difficile, comme le remarquait Foucault, dans l’un de ses plus beaux textes, L’ordre du discours (Paris : Gallimard, 1971). J’étais occupé à terminer un chapitre pour la cinquième édition de Recherches sociales (sous la direction de Benoît Gauthier, PUQ), portant sur la théorie des modèles – dont traitait mon dernier texte publié ici, d’ailleurs.
Écrire est difficile. Et la difficulté ne consiste pas tant à trouver des sujets mais à en discourir de manière élégante, soit : avec quelque profondeur d’analyse, cohérence logique (élimination des contradictions, donc respect des règles d’inférence déductives), et si possible avec style (c’est-à-dire dans un premier temps en tout respect des règles grammaticales et en utilisant à bon escient les formes rhétoriques de l’organisation du discours; mais la notion de style est complexe car elle participe d’une normativité esthétique et praxiologique qui ne se donne pas de manière évidente).
Or, la philosophie et la science sont également régies par des règles méthodologiques qui, tout en étant normatives, cherchent à éliminer les « effets de style » au profit d’une standardisation du discours. Cette norme est bien établie et encadre l’application des critères d’évaluation des textes et des connaissances qu’ils communiquent.
Parfois, malgré tout, les auteurs font des erreurs : de raisonnement, de méthodologie, de jugement. Les deux premiers types sont aisément identifiables même si les erreurs de raisonnement sont parfois difficiles à identifier autrement que par un sentiment ou une intuition qui dicte que quelque chose ne va pas. Un syllogisme bâtard, comme quand, par exemple, l’on déduit une conclusion à partir de deux prémisses quantifiées existentiellement, est relativement simple à débusquer. Mais des formes d’inférence plus subtiles le sont moins.
L’erreur qui offre la plus grande résistance à la critique est l’erreur de jugement. Celle-ci se remarque généralement par ce que l’on pourrait appeler une distorsion de la perspective; quand par exemple, une hypothèse n’est pas discutée et qu’elle est adoptée sans plus de façon comme une évidence qui s’impose d’elle-même; ou encore quand le philosophe ou le scientifique introduisent dans leur analyse des notions qui sont exogènes aux modèles qu’ils testent ou qu’ils étudient.
C’est le cas d’un livre que je suis en train de lire : FLANAGAN, Owen, The really hard problem. Meaning in a material world (Cambridge: MIT Press, 2007). Je n’en ferai pas la synthèse ici et maintenant. Mais je dirai cependant que le problème avec ce livre, qui porte sur les fondements d’une éthique parascientifique (jusque là ça va bien, bien que je m’attendais à lire une thèse non du domaine éthique mais de sémantique pragmatiste), est que l’auteur, qui a beaucoup travaillé les neurosciences et en particulier les phénomènes de conscience, lesquels soulèvent depuis une dizaine d’années au moins un fort vent d’enthousiasme un peu délirant) tient pour acquis que toutes les fonctions neurologiques seront sous peu expliquées et qu’il sera donc possible d’assigner à tout phénomène neurologique une fonction biologique que Flaganan inscrit a priori dans l’ordre de l’évolutionnisme néodarwinien. L’éthique, qu’il voit comme une théorie de l’écologie humaine ayant pour objet les comportements et les valeurs témoignant de la tendance naturelle de l’Homme à l’épanouissement (laquelle est, reconnaît-il, entravée par les conditions matérielles de vie des communautés humaines – il compare bouddhisme et tradition philosophique issue de l’aristotélisme), se voit ainsi traduite en termes naturalistes mais d’un naturalisme dont toute téléologie n’a pas été évacuée, alors que, paradoxalement, il affirme le caractère non téléologique et au contraire stochastique du néodarwinisme.
Écrire est difficile. Flanagan devrait le savoir. Mais il a commis une grave erreur de jugement en écrivant son livre : tenir pour acquis, postuler la réduction de tout comportement humain à un effet de la relation entre un système cognitif et un environnement (dont les particularités ne sont pas, par ailleurs, clairement spécifiées).
Écrire est difficile. Et la difficulté ne consiste pas tant à trouver des sujets mais à en discourir de manière élégante, soit : avec quelque profondeur d’analyse, cohérence logique (élimination des contradictions, donc respect des règles d’inférence déductives), et si possible avec style (c’est-à-dire dans un premier temps en tout respect des règles grammaticales et en utilisant à bon escient les formes rhétoriques de l’organisation du discours; mais la notion de style est complexe car elle participe d’une normativité esthétique et praxiologique qui ne se donne pas de manière évidente).
Or, la philosophie et la science sont également régies par des règles méthodologiques qui, tout en étant normatives, cherchent à éliminer les « effets de style » au profit d’une standardisation du discours. Cette norme est bien établie et encadre l’application des critères d’évaluation des textes et des connaissances qu’ils communiquent.
Parfois, malgré tout, les auteurs font des erreurs : de raisonnement, de méthodologie, de jugement. Les deux premiers types sont aisément identifiables même si les erreurs de raisonnement sont parfois difficiles à identifier autrement que par un sentiment ou une intuition qui dicte que quelque chose ne va pas. Un syllogisme bâtard, comme quand, par exemple, l’on déduit une conclusion à partir de deux prémisses quantifiées existentiellement, est relativement simple à débusquer. Mais des formes d’inférence plus subtiles le sont moins.
L’erreur qui offre la plus grande résistance à la critique est l’erreur de jugement. Celle-ci se remarque généralement par ce que l’on pourrait appeler une distorsion de la perspective; quand par exemple, une hypothèse n’est pas discutée et qu’elle est adoptée sans plus de façon comme une évidence qui s’impose d’elle-même; ou encore quand le philosophe ou le scientifique introduisent dans leur analyse des notions qui sont exogènes aux modèles qu’ils testent ou qu’ils étudient.
C’est le cas d’un livre que je suis en train de lire : FLANAGAN, Owen, The really hard problem. Meaning in a material world (Cambridge: MIT Press, 2007). Je n’en ferai pas la synthèse ici et maintenant. Mais je dirai cependant que le problème avec ce livre, qui porte sur les fondements d’une éthique parascientifique (jusque là ça va bien, bien que je m’attendais à lire une thèse non du domaine éthique mais de sémantique pragmatiste), est que l’auteur, qui a beaucoup travaillé les neurosciences et en particulier les phénomènes de conscience, lesquels soulèvent depuis une dizaine d’années au moins un fort vent d’enthousiasme un peu délirant) tient pour acquis que toutes les fonctions neurologiques seront sous peu expliquées et qu’il sera donc possible d’assigner à tout phénomène neurologique une fonction biologique que Flaganan inscrit a priori dans l’ordre de l’évolutionnisme néodarwinien. L’éthique, qu’il voit comme une théorie de l’écologie humaine ayant pour objet les comportements et les valeurs témoignant de la tendance naturelle de l’Homme à l’épanouissement (laquelle est, reconnaît-il, entravée par les conditions matérielles de vie des communautés humaines – il compare bouddhisme et tradition philosophique issue de l’aristotélisme), se voit ainsi traduite en termes naturalistes mais d’un naturalisme dont toute téléologie n’a pas été évacuée, alors que, paradoxalement, il affirme le caractère non téléologique et au contraire stochastique du néodarwinisme.
Écrire est difficile. Flanagan devrait le savoir. Mais il a commis une grave erreur de jugement en écrivant son livre : tenir pour acquis, postuler la réduction de tout comportement humain à un effet de la relation entre un système cognitif et un environnement (dont les particularités ne sont pas, par ailleurs, clairement spécifiées).
mardi 22 janvier 2008
La science sociale et le modèle
Les modèles sont au cœur de toute méthode scientifique, quelle qu’en soit les postulats méthodologiques ou la philosophie des sciences. Parce que les sciences construisent des théories et des concepts qui visent à interpréter et comprendre le réel.
Mais il subsiste une difficulté supplémentaire, celle de l’évaluation des résultats d’une étude en sciences sociales. Cette difficulté est intrinsèquement liée à la question du statut épistémologique des modèles dans les sciences sociales.
Cette difficulté supplémentaire, définissons-là grâce à deux caractéristiques :
i) Premièrement, les événements ou les objets étudiés par les sciences sociales sont inscrits dans une durée : l’historicité des faits sociaux contribue à distinguer les sciences sociales des sciences naturelles; mais cela n’est certainement pas un critère absolu, dans la mesure où par exemple l’astronomie, la biologie, la paléontologie et la géologie sont des sciences naturelles qui doivent elles aussi tenir compte d’une histoire particulière à chacune et forcent donc les scientifiques qui les pratiquent à un effort de reconstruction des processus causaux ayant entraîné la formation des objets étudiés maintenant;
ii) Deuxièmement, les sciences sociales ne sont pas des sciences expérimentales à proprement parler, ce qui impose aux scientifiques qui les pratiquent de ne pas pouvoir reproduire expérimentalement leurs observations autant de fois qu’ils le souhaiteraient comme c’est le cas des scientifiques en chimie, physique, etc. (Cela est également le cas de certaines sciences telles que la géologie, etc.) En ce qui concerne toutefois les sciences sociales, ce n’est pas une question de dispositifs techniques inadéquats mais essentiellement une question liée à la nature même des objets, faits ou événements sociaux. (Nous y revenons plus bas .)
Ces deux caractéristiques augmentent la difficulté qu’éprouvent les sciences sociales à produire des explications causales, puisque bien souvent leurs objets ne sont pas directement observables. Il n’y a pas que la taille de ces objets qui soit en cause, mais également le fait qu’ils résultent d’un processus historique dont il est impossible de vérifier empiriquement les hypothèses qui l’introduisent dans l’analyse: car le passé n’est observable et étudiable que par le biais des signes et des traces documentaires qui en auront préservé l’actualité.
Voici par ailleurs un exemple du problème que représente la taille d’un phénomène social : en économie, le concept de marché est l’un de ces concepts qui peut être défini uniquement à partir de paramètres et de variables de type macro. Mais un marché réel, en tant que tel, n’est pas observable au sens empirique du terme. Il l’est indirectement, par le biais de données secondaires (p. ex. : somme estimée des ventes de produits, somme estimée du nombre de produits disponibles, somme estimée du nombre de consommateurs ou acheteurs, somme estimée de la valeur d’utilité accordée aux produits, période maximale de la « vie » du produit, etc.). Mais si l’économiste tente d’aller observer « sur le terrain » le comportement des consommateurs et leur attitude face aux produits concernés par son étude, alors il risque de ne rien observer qui soit de nature à l’informer sur les ordres de grandeur du marché qu’il étudie. Tout au mieux, se retrouvera-t-il dans la position de l’ethnologue observant les façons qu’ont tels ou tels groupes d’individus de se comporter entre eux dans des contextes précis. Les motifs à la décision de l’achat d’un produit et les mouvements ou flux économiques doivent être étudiés à grande échelle, et ce, même si la microéconomie se penche sur les aspects davantage psychologiques (la rationalité et la charge cognitive) de la décision d’un agent économique. Car même si le modèle individuel ou psychologique est promu sur le plan de l’analyse économique, il n’embrasse certainement pas tous les aspects collectifs de la consommation de biens résultant de la multiplication des décisions individuelles…
Ce problème de la taille est aussi lié à un processus socio-historique et explique, du moins en partie, pourquoi la modélisation devient presque inévitable en sciences sociales : l’information et les données disponibles, peu importe leur nature, et peu importe la méthode de cueillette et la philosophie des sciences sociales qui auront été adoptées, seront toujours parcellaires et incomplètes. Un modèle, en ce sens, agit au titre de doublure de la science sociale : un modèle y est comme un objet théorique qui n’a d’existence que théorique. Son statut épistémologique est celui d’un concept pénétrant la science sociale de l’extérieur et la traversant de part en part.
Quel réel, quelle explication, quelle preuve?
Le modèle en sciences sociales a ainsi le statut d’un concept quasi transcendantal. Théorique de par sa nature abstraite, il ne possède pas les caractères d’une théorie scientifique achevée. Loin s’en faut. Aucune science ne se résume d’ailleurs en l’un ou les modèles dont elle se sert. En ce sens, les sciences sociales ne sont pas différentes des sciences naturelles.
Or, par « quasi transcendantal », nous entendons quelque chose de très précis : un modèle est quasi transcendantal du fait d’être une construction théorique destinée à rendre compte d’un fait, objet ou événement social empirique quelconque, de manière schématique – c’est-à-dire d’un point de vue général –, en fonction des variables qu’il met en œuvre et qu’il relie au moyen des règles d’association qui président à leur manipulation (comme par exemple les analyses de corrélation ou de réduction linéaire en statistique).
Ainsi, le réel social étudié est un réel dont les caractéristiques sont organisées de telle manière que les liens et rapports de causalité entre un événement ou un fait social quelconque et le processus qui en est à l’origine, sont par définition hypothétiques.
Or, si ces rapports de causalité sont hypothétiques, la preuve de la validité du modèle et de l’analyse sociale qu’il inspire, doit être empiriquement ancrée. Une preuve, en mathématique par exemple, est une confirmation de l’usage approprié de règles et d’axiomes dans le raisonnement . En sciences sociales, par contre, la preuve de la validité des modèles est plus descriptive et varie selon le type de modèle utilisé. Nous verrons dans ce chapitre pourquoi et comment cela est possible. Mais notez dès à présent qu’un modèle, pour être explicatif, doit établir des liens de causalité entre les événements que l’on cherche à expliquer. La notion de causalité est en elle-même l’objet de nombreux débats que nous ne reprendrons pas ici. Du moins, pas pour l'instant.
Mais il subsiste une difficulté supplémentaire, celle de l’évaluation des résultats d’une étude en sciences sociales. Cette difficulté est intrinsèquement liée à la question du statut épistémologique des modèles dans les sciences sociales.
Cette difficulté supplémentaire, définissons-là grâce à deux caractéristiques :
i) Premièrement, les événements ou les objets étudiés par les sciences sociales sont inscrits dans une durée : l’historicité des faits sociaux contribue à distinguer les sciences sociales des sciences naturelles; mais cela n’est certainement pas un critère absolu, dans la mesure où par exemple l’astronomie, la biologie, la paléontologie et la géologie sont des sciences naturelles qui doivent elles aussi tenir compte d’une histoire particulière à chacune et forcent donc les scientifiques qui les pratiquent à un effort de reconstruction des processus causaux ayant entraîné la formation des objets étudiés maintenant;
ii) Deuxièmement, les sciences sociales ne sont pas des sciences expérimentales à proprement parler, ce qui impose aux scientifiques qui les pratiquent de ne pas pouvoir reproduire expérimentalement leurs observations autant de fois qu’ils le souhaiteraient comme c’est le cas des scientifiques en chimie, physique, etc. (Cela est également le cas de certaines sciences telles que la géologie, etc.) En ce qui concerne toutefois les sciences sociales, ce n’est pas une question de dispositifs techniques inadéquats mais essentiellement une question liée à la nature même des objets, faits ou événements sociaux. (Nous y revenons plus bas .)
Ces deux caractéristiques augmentent la difficulté qu’éprouvent les sciences sociales à produire des explications causales, puisque bien souvent leurs objets ne sont pas directement observables. Il n’y a pas que la taille de ces objets qui soit en cause, mais également le fait qu’ils résultent d’un processus historique dont il est impossible de vérifier empiriquement les hypothèses qui l’introduisent dans l’analyse: car le passé n’est observable et étudiable que par le biais des signes et des traces documentaires qui en auront préservé l’actualité.
Voici par ailleurs un exemple du problème que représente la taille d’un phénomène social : en économie, le concept de marché est l’un de ces concepts qui peut être défini uniquement à partir de paramètres et de variables de type macro. Mais un marché réel, en tant que tel, n’est pas observable au sens empirique du terme. Il l’est indirectement, par le biais de données secondaires (p. ex. : somme estimée des ventes de produits, somme estimée du nombre de produits disponibles, somme estimée du nombre de consommateurs ou acheteurs, somme estimée de la valeur d’utilité accordée aux produits, période maximale de la « vie » du produit, etc.). Mais si l’économiste tente d’aller observer « sur le terrain » le comportement des consommateurs et leur attitude face aux produits concernés par son étude, alors il risque de ne rien observer qui soit de nature à l’informer sur les ordres de grandeur du marché qu’il étudie. Tout au mieux, se retrouvera-t-il dans la position de l’ethnologue observant les façons qu’ont tels ou tels groupes d’individus de se comporter entre eux dans des contextes précis. Les motifs à la décision de l’achat d’un produit et les mouvements ou flux économiques doivent être étudiés à grande échelle, et ce, même si la microéconomie se penche sur les aspects davantage psychologiques (la rationalité et la charge cognitive) de la décision d’un agent économique. Car même si le modèle individuel ou psychologique est promu sur le plan de l’analyse économique, il n’embrasse certainement pas tous les aspects collectifs de la consommation de biens résultant de la multiplication des décisions individuelles…
Ce problème de la taille est aussi lié à un processus socio-historique et explique, du moins en partie, pourquoi la modélisation devient presque inévitable en sciences sociales : l’information et les données disponibles, peu importe leur nature, et peu importe la méthode de cueillette et la philosophie des sciences sociales qui auront été adoptées, seront toujours parcellaires et incomplètes. Un modèle, en ce sens, agit au titre de doublure de la science sociale : un modèle y est comme un objet théorique qui n’a d’existence que théorique. Son statut épistémologique est celui d’un concept pénétrant la science sociale de l’extérieur et la traversant de part en part.
Quel réel, quelle explication, quelle preuve?
Le modèle en sciences sociales a ainsi le statut d’un concept quasi transcendantal. Théorique de par sa nature abstraite, il ne possède pas les caractères d’une théorie scientifique achevée. Loin s’en faut. Aucune science ne se résume d’ailleurs en l’un ou les modèles dont elle se sert. En ce sens, les sciences sociales ne sont pas différentes des sciences naturelles.
Or, par « quasi transcendantal », nous entendons quelque chose de très précis : un modèle est quasi transcendantal du fait d’être une construction théorique destinée à rendre compte d’un fait, objet ou événement social empirique quelconque, de manière schématique – c’est-à-dire d’un point de vue général –, en fonction des variables qu’il met en œuvre et qu’il relie au moyen des règles d’association qui président à leur manipulation (comme par exemple les analyses de corrélation ou de réduction linéaire en statistique).
Ainsi, le réel social étudié est un réel dont les caractéristiques sont organisées de telle manière que les liens et rapports de causalité entre un événement ou un fait social quelconque et le processus qui en est à l’origine, sont par définition hypothétiques.
Or, si ces rapports de causalité sont hypothétiques, la preuve de la validité du modèle et de l’analyse sociale qu’il inspire, doit être empiriquement ancrée. Une preuve, en mathématique par exemple, est une confirmation de l’usage approprié de règles et d’axiomes dans le raisonnement . En sciences sociales, par contre, la preuve de la validité des modèles est plus descriptive et varie selon le type de modèle utilisé. Nous verrons dans ce chapitre pourquoi et comment cela est possible. Mais notez dès à présent qu’un modèle, pour être explicatif, doit établir des liens de causalité entre les événements que l’on cherche à expliquer. La notion de causalité est en elle-même l’objet de nombreux débats que nous ne reprendrons pas ici. Du moins, pas pour l'instant.
dimanche 2 décembre 2007
Contre la religion dans les affaires publiques
Ce texte a pour objet la place de la religion dans l’espace public et médiatique. Au vu et au lu des médias depuis quelque temps, il semblerait que la religion soit redevenue à l’ordre du jour au point de redevenir en force en tant qu’ensemble de critères d’analyse des faits sociaux et historiques. Puisqu’il en est tant question, j’essaierai de montrer pourquoi cela est dommageable et comment cela peut être interprété en vertu du principe de juste débarrassé de toute coloration religieuse.
Je dois dire d’emblée que la religion n’est pas mon domaine. Et ce, dans tous les sens du terme. Car comme tout être humain, je suis né athée, c’est-à-dire sans croyance en une quelconque divinité. Et je le suis demeuré depuis, contrairement en cela à de nombreux humains. Or, même si mes croyances n’ont pour objet aucun principe religieux, je ne nie aucunement au fait religieux, en tant que fait social et culturel, son existence et sa valeur propres. Je suis athée, certes, mais je respecte ceux qui ne partagent pas mon point de vue – la proposition inverse n’étant pas nécessairement vraie, par ailleurs. D’ailleurs, l’athéisme, contrairement à la foi, ne requiert aucunement le prosélytisme dont les croyants s’enorgueillissent comme par nécessité; il ne se partage pas, au sens religieux du terme, il est seulement l’objet d’une certaine fréquence et d’une certaine distribution parmi les individus et les groupes formant une population donnée.
Je pense toutefois que la religion, quelle qu’elle soit, laquelle a joui et jouira encore longtemps d’un lieu d’expression exceptionnel dans notre espace public contemporain caractérisé par sa forme constamment assouplie sous les pressions des divers acteurs ou regroupements d’acteurs sociaux, en dépit d’un sentiment favorable qu’elle semble inspirer chez de nombreuses personnes, croyantes ou non, ne devrait pas jouir d’un statut particulier au sein des institutions politiques ou des principes de gouvernance de celles-ci. La religion est une émotion personnelle ressentie devant l’impossible vérité des réponses à des questions indémontrables ou irréfutables. Notez que si les questions sont telles, rien n’empêche que les réponses puissent par ailleurs s’avérer logiquement valides. Or un test logique ne dit rien quant à la validité factuelle ou empirique d’un contenu de croyance. Et en raison même de ce statut et des particularités qui le déterminent sur le plan cognitif, il est rigoureusement admissible d’exclure tout principe religieux des affaires publiques, c’est-à-dire des mécanismes qui concernent l’administration du bien public. La laïcité des institutions est ainsi définie clairement par la reconnaissance des frontières séparant le fait religieux du reste de l’univers social et politique. Dans cette mesure, par exemple, l’idée du retrait de tout symbole religieux des lieux où s’exerce cette administration découle immédiatement du principe de ce clivage. Cela va autant pour le crucifix de l’Assemblée nationale que pour tout autre symbole.
Or la religion n’est pas qu’affaire de sentiment personnel. Les croyants qui adhèrent à une religion ont ceci de particulier que très souvent ils font preuve d’ostentation en ce qui a trait à leur foi. Les vêtements, les décorations corporelles, les amulettes, les médailles en tous genres, les rituels qui scandent leur horaire quotidien, font partie de ce que pour eux croire en dieu veut dire. Toute religion est à sa base affaire d’adhésion à des propositions dont le sens est reconnu dans le rappel qu’en font ces symboles et ces pratiques, symboles et pratiques rituelles n’étant rien d’autre qu’une même face de la foi, une face publique. Ceux-ci confirment alors au croyant que son adhésion aux principes de sa religion n’est pas strictement individuelle, qu’elle est objet d’une communion, c’est-à-dire d’un partage commun d’idées ou de principes, à l’origine d’une communauté de fidèles. Si ces symboles relèvent souvent de la décision privée de s’en revêtir – mais cela n’est pas universellement vraie : les boudins des Hassidim ou la barbe des musulmans en sont des exemples; cela veut-il dire que cette décision privée mais publiquement affichée doive être le critère à partir duquel exercer la décision de les intégrer à l’espace public? Ce n’est pas à partir de la décision privée d’un croyant ou d’un ensemble de croyants qu’il faille à mon sens réfléchir, mais à partir d’une définition du principe du juste.
Plusieurs questions ont été soulevées depuis le début de la Commission Bouchard-Taylor. Que faire de ces symboles et de ces pratiques dans l’espace public? Comment en interpréter le caractère manifestement ostentatoire dans l’administration du bien public? Doit-on, par exemple, exclure le port du hijab ou du kirpan à l’école? Ces questions méritent certes réponses à la condition qu’elles soient reformulées.
Par exemple, concernant le kirpan ou le voile, serait-il juste d’en interdire le port? Serait-il juste de ne pas emménager un lieu de culte dans un cégep ou une université? Je ne prétends pas, cela dit, être un spécialiste des questions de justice mais il me semble que toute réflexion à cet égard doit tenir compte et s’engager non pas à partir du sens qu’ont ces symboles et ces pratiques pour ceux qui y adhèrent, mais plutôt à faire l’opération inverse et demander si de tels symboles et de telles pratiques ne contreviennent pas au principe de l’exclusion du religieux hors de l’espace public et des institutions chargées d’administrer le bien public. Et cela ne requiert pas nécessairement un encadrement dogmatique particulier, s’agissant fondamentalement d’exercer un test logique : s’il y a contradiction, les réponses aux précédentes questions devraient être positives. S’il n’y a pas contradiction, alors sans doute les réponses devront être négatives. Le principe de la laïcité des institutions publiques est en ce sens le premier critère à toute recherche de règles communes applicables à l’administration du bien public, celui-ci comprenant aussi bien les relations inter communautaires. Les vociférations et les admonestations des victimes supposées de la supposée tyrannie de la majorité n’y feront rien : l’administration du bien public et commun est un principe universel – à l’échelle d’une société démocratique et progressiste. Et il n’est pas religieux. Il est juste.
Il devient alors simple de répondre à la question de savoir pourquoi promouvoir le caractère laïc des institutions publiques. Parce que seule la laïcité permet et conditionne l’égalité du traitement réservé aux diverses croyances, religieuses ou non, spirituelles ou non. La réponse à cette question, toute simple qu’elle soit, n’a pourtant pas ce pouvoir de séduction dont recèlent les multiples réponses provenant des groupes religieux. La laïcité est neutre quant à l’administration des droits et des devoirs individuels; elle est la mise en pratique du principe de juste. Or, une religion étant par définition exclusive en raison même de l’affirmation de la suprématie de ses valeurs sur toutes les autres, l’on ne peut en espérer aucun véritable œcuménisme étendu jusqu’aux dogmes des religions concurrentes, ni par conséquent la promesse d’une administration égalitaire des droits reconnus à tous. À cet égard, le progressisme exprimé et émanant parfois du sein d’une faction religieuse quelconque est l’expression d’une contradiction dans les termes : affirmer la supériorité du principe divin dans lequel l’on croit et s’en servir ensuite comme motif d’une recherche de juste distribution des droits n’est possible que si l’on définit le concept de juste par le contenu même de notre foi; et alors même que cela s’avère possible, il n’en reste pas moins que ce principe de juste est ainsi déduit d’un principe qui le nie. Car ne peut être juste ce qui par définition advient en vertu d’un ordre principiel supérieur au principe de juste lui-même.
Administré par une institution religieuse, le principe de juste devient nécessairement assujetti aux préceptes religieux qui lui fournissent son sens. Or, une institution religieuse est dans la pratique une organisation dont le dessein est la promotion de la foi. L’on remarquera au passage que toutes les religions, qui ont existé ou qui existent encore, ont su mettre à profit des mécanismes de direction organisationnelle fondés sur des rapports hiérarchiques stricts et une stratification conséquemment distribuée, à la militaire pourrait-on dire, des droits au contrôle des actions des communautés ainsi régies. (Au passage, cette leçon est la clef du sens des diverses théories contemporaines du management…) Rien, en somme, qui puisse inspirer un sentiment égalitaire solidement ancré dans la pratique. Dans l’institution religieuse, le juste résulte de l’application de règles qui n’ont de valeur qu’eu égard à des objectifs de fidélisation au sens étymologique du terme : assurer le maintien de la foi chez les croyants et en promouvoir les avantages auprès d’eux et des autres – présupposés nécessaires à la décision de croire ou non selon les termes mêmes du célèbre pari pascalien. Promotion de la foi, fidélisation, structure gestionnaire et organisationnelle hiérarchisée : l’institution religieuse ne peut prétendre se soucier du juste puisque tel n’est pas son objectif.
Plusieurs commentateurs ont depuis quelque temps émis diverses opinions sur le phénomène religieux tel que rapporté, toutefois, par les médias dans le contexte d’une actualité où l’événementialité des échanges publics au sein de la Commission Bouchard-Taylor était marquée selon ces mêmes commentateurs par une sorte de résurgence de l’inquiétude identitaire typiquement québécoise, c’est-à-dire motivée inconsciemment par la perte des repères traditionnels qu’aurait fournis la religion catholique à notre peuple d’antan qui pourtant s’est depuis soustrait à son influence directe. La thèse de l’inconscient collectif n’étant pas scientifiquement prouvable ni réfutable, il faut la laisser tomber : aucune explication n’en peut être produite, sinon qu’une explication fausse par superposition de thèses toutes plus improbables les unes que les autres. Qu’un fonds culturel québécois, autre qu’une culture institutionnelle historiquement marquée, soit constitué d’un catholicisme ultramontain, cela reste à prouver sans que cela ne veuille nier les fonctions qu’ont assumées les religieux et l’institution de la religion dans la formation de cette identité, mais ces fonctions doivent être départagées et analysées au mérite; comme il reste à ma connaissance à évaluer le rôle qu’aura joué la transformation des règles de la pratique religieuse survenue après Vatican II dans la relation des Québécois à la religion après lors, soit dans le contexte social, économique, politique et culturel de l’après guerre.
Mais outre le fait que les reportages de ces événements sont tous nécessairement parcellaires, l’importance accordée à une « lecture » strictement religieuse des propos doit être dénoncée. Le respect des croyances individuelles est évidemment requis. Mais cela ne veut pas dire qu’il faille pour autant accorder à l’expression du sentiment religieux le statut d’une proposition indubitable; ni aux institutions religieuses et à leurs représentants autre chose qu’une représentativité limitée à l’institution qu’ils servent.
Je dois dire d’emblée que la religion n’est pas mon domaine. Et ce, dans tous les sens du terme. Car comme tout être humain, je suis né athée, c’est-à-dire sans croyance en une quelconque divinité. Et je le suis demeuré depuis, contrairement en cela à de nombreux humains. Or, même si mes croyances n’ont pour objet aucun principe religieux, je ne nie aucunement au fait religieux, en tant que fait social et culturel, son existence et sa valeur propres. Je suis athée, certes, mais je respecte ceux qui ne partagent pas mon point de vue – la proposition inverse n’étant pas nécessairement vraie, par ailleurs. D’ailleurs, l’athéisme, contrairement à la foi, ne requiert aucunement le prosélytisme dont les croyants s’enorgueillissent comme par nécessité; il ne se partage pas, au sens religieux du terme, il est seulement l’objet d’une certaine fréquence et d’une certaine distribution parmi les individus et les groupes formant une population donnée.
Je pense toutefois que la religion, quelle qu’elle soit, laquelle a joui et jouira encore longtemps d’un lieu d’expression exceptionnel dans notre espace public contemporain caractérisé par sa forme constamment assouplie sous les pressions des divers acteurs ou regroupements d’acteurs sociaux, en dépit d’un sentiment favorable qu’elle semble inspirer chez de nombreuses personnes, croyantes ou non, ne devrait pas jouir d’un statut particulier au sein des institutions politiques ou des principes de gouvernance de celles-ci. La religion est une émotion personnelle ressentie devant l’impossible vérité des réponses à des questions indémontrables ou irréfutables. Notez que si les questions sont telles, rien n’empêche que les réponses puissent par ailleurs s’avérer logiquement valides. Or un test logique ne dit rien quant à la validité factuelle ou empirique d’un contenu de croyance. Et en raison même de ce statut et des particularités qui le déterminent sur le plan cognitif, il est rigoureusement admissible d’exclure tout principe religieux des affaires publiques, c’est-à-dire des mécanismes qui concernent l’administration du bien public. La laïcité des institutions est ainsi définie clairement par la reconnaissance des frontières séparant le fait religieux du reste de l’univers social et politique. Dans cette mesure, par exemple, l’idée du retrait de tout symbole religieux des lieux où s’exerce cette administration découle immédiatement du principe de ce clivage. Cela va autant pour le crucifix de l’Assemblée nationale que pour tout autre symbole.
Or la religion n’est pas qu’affaire de sentiment personnel. Les croyants qui adhèrent à une religion ont ceci de particulier que très souvent ils font preuve d’ostentation en ce qui a trait à leur foi. Les vêtements, les décorations corporelles, les amulettes, les médailles en tous genres, les rituels qui scandent leur horaire quotidien, font partie de ce que pour eux croire en dieu veut dire. Toute religion est à sa base affaire d’adhésion à des propositions dont le sens est reconnu dans le rappel qu’en font ces symboles et ces pratiques, symboles et pratiques rituelles n’étant rien d’autre qu’une même face de la foi, une face publique. Ceux-ci confirment alors au croyant que son adhésion aux principes de sa religion n’est pas strictement individuelle, qu’elle est objet d’une communion, c’est-à-dire d’un partage commun d’idées ou de principes, à l’origine d’une communauté de fidèles. Si ces symboles relèvent souvent de la décision privée de s’en revêtir – mais cela n’est pas universellement vraie : les boudins des Hassidim ou la barbe des musulmans en sont des exemples; cela veut-il dire que cette décision privée mais publiquement affichée doive être le critère à partir duquel exercer la décision de les intégrer à l’espace public? Ce n’est pas à partir de la décision privée d’un croyant ou d’un ensemble de croyants qu’il faille à mon sens réfléchir, mais à partir d’une définition du principe du juste.
Plusieurs questions ont été soulevées depuis le début de la Commission Bouchard-Taylor. Que faire de ces symboles et de ces pratiques dans l’espace public? Comment en interpréter le caractère manifestement ostentatoire dans l’administration du bien public? Doit-on, par exemple, exclure le port du hijab ou du kirpan à l’école? Ces questions méritent certes réponses à la condition qu’elles soient reformulées.
Par exemple, concernant le kirpan ou le voile, serait-il juste d’en interdire le port? Serait-il juste de ne pas emménager un lieu de culte dans un cégep ou une université? Je ne prétends pas, cela dit, être un spécialiste des questions de justice mais il me semble que toute réflexion à cet égard doit tenir compte et s’engager non pas à partir du sens qu’ont ces symboles et ces pratiques pour ceux qui y adhèrent, mais plutôt à faire l’opération inverse et demander si de tels symboles et de telles pratiques ne contreviennent pas au principe de l’exclusion du religieux hors de l’espace public et des institutions chargées d’administrer le bien public. Et cela ne requiert pas nécessairement un encadrement dogmatique particulier, s’agissant fondamentalement d’exercer un test logique : s’il y a contradiction, les réponses aux précédentes questions devraient être positives. S’il n’y a pas contradiction, alors sans doute les réponses devront être négatives. Le principe de la laïcité des institutions publiques est en ce sens le premier critère à toute recherche de règles communes applicables à l’administration du bien public, celui-ci comprenant aussi bien les relations inter communautaires. Les vociférations et les admonestations des victimes supposées de la supposée tyrannie de la majorité n’y feront rien : l’administration du bien public et commun est un principe universel – à l’échelle d’une société démocratique et progressiste. Et il n’est pas religieux. Il est juste.
Il devient alors simple de répondre à la question de savoir pourquoi promouvoir le caractère laïc des institutions publiques. Parce que seule la laïcité permet et conditionne l’égalité du traitement réservé aux diverses croyances, religieuses ou non, spirituelles ou non. La réponse à cette question, toute simple qu’elle soit, n’a pourtant pas ce pouvoir de séduction dont recèlent les multiples réponses provenant des groupes religieux. La laïcité est neutre quant à l’administration des droits et des devoirs individuels; elle est la mise en pratique du principe de juste. Or, une religion étant par définition exclusive en raison même de l’affirmation de la suprématie de ses valeurs sur toutes les autres, l’on ne peut en espérer aucun véritable œcuménisme étendu jusqu’aux dogmes des religions concurrentes, ni par conséquent la promesse d’une administration égalitaire des droits reconnus à tous. À cet égard, le progressisme exprimé et émanant parfois du sein d’une faction religieuse quelconque est l’expression d’une contradiction dans les termes : affirmer la supériorité du principe divin dans lequel l’on croit et s’en servir ensuite comme motif d’une recherche de juste distribution des droits n’est possible que si l’on définit le concept de juste par le contenu même de notre foi; et alors même que cela s’avère possible, il n’en reste pas moins que ce principe de juste est ainsi déduit d’un principe qui le nie. Car ne peut être juste ce qui par définition advient en vertu d’un ordre principiel supérieur au principe de juste lui-même.
Administré par une institution religieuse, le principe de juste devient nécessairement assujetti aux préceptes religieux qui lui fournissent son sens. Or, une institution religieuse est dans la pratique une organisation dont le dessein est la promotion de la foi. L’on remarquera au passage que toutes les religions, qui ont existé ou qui existent encore, ont su mettre à profit des mécanismes de direction organisationnelle fondés sur des rapports hiérarchiques stricts et une stratification conséquemment distribuée, à la militaire pourrait-on dire, des droits au contrôle des actions des communautés ainsi régies. (Au passage, cette leçon est la clef du sens des diverses théories contemporaines du management…) Rien, en somme, qui puisse inspirer un sentiment égalitaire solidement ancré dans la pratique. Dans l’institution religieuse, le juste résulte de l’application de règles qui n’ont de valeur qu’eu égard à des objectifs de fidélisation au sens étymologique du terme : assurer le maintien de la foi chez les croyants et en promouvoir les avantages auprès d’eux et des autres – présupposés nécessaires à la décision de croire ou non selon les termes mêmes du célèbre pari pascalien. Promotion de la foi, fidélisation, structure gestionnaire et organisationnelle hiérarchisée : l’institution religieuse ne peut prétendre se soucier du juste puisque tel n’est pas son objectif.
Plusieurs commentateurs ont depuis quelque temps émis diverses opinions sur le phénomène religieux tel que rapporté, toutefois, par les médias dans le contexte d’une actualité où l’événementialité des échanges publics au sein de la Commission Bouchard-Taylor était marquée selon ces mêmes commentateurs par une sorte de résurgence de l’inquiétude identitaire typiquement québécoise, c’est-à-dire motivée inconsciemment par la perte des repères traditionnels qu’aurait fournis la religion catholique à notre peuple d’antan qui pourtant s’est depuis soustrait à son influence directe. La thèse de l’inconscient collectif n’étant pas scientifiquement prouvable ni réfutable, il faut la laisser tomber : aucune explication n’en peut être produite, sinon qu’une explication fausse par superposition de thèses toutes plus improbables les unes que les autres. Qu’un fonds culturel québécois, autre qu’une culture institutionnelle historiquement marquée, soit constitué d’un catholicisme ultramontain, cela reste à prouver sans que cela ne veuille nier les fonctions qu’ont assumées les religieux et l’institution de la religion dans la formation de cette identité, mais ces fonctions doivent être départagées et analysées au mérite; comme il reste à ma connaissance à évaluer le rôle qu’aura joué la transformation des règles de la pratique religieuse survenue après Vatican II dans la relation des Québécois à la religion après lors, soit dans le contexte social, économique, politique et culturel de l’après guerre.
Mais outre le fait que les reportages de ces événements sont tous nécessairement parcellaires, l’importance accordée à une « lecture » strictement religieuse des propos doit être dénoncée. Le respect des croyances individuelles est évidemment requis. Mais cela ne veut pas dire qu’il faille pour autant accorder à l’expression du sentiment religieux le statut d’une proposition indubitable; ni aux institutions religieuses et à leurs représentants autre chose qu’une représentativité limitée à l’institution qu’ils servent.
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