lundi 31 mars 2008

Erreur de jugement

Deux mois se sont écoulés depuis que j’ai publié un « message » sur ce site. Écrire est difficile, comme le remarquait Foucault, dans l’un de ses plus beaux textes, L’ordre du discours (Paris : Gallimard, 1971). J’étais occupé à terminer un chapitre pour la cinquième édition de Recherches sociales (sous la direction de Benoît Gauthier, PUQ), portant sur la théorie des modèles – dont traitait mon dernier texte publié ici, d’ailleurs.

Écrire est difficile. Et la difficulté ne consiste pas tant à trouver des sujets mais à en discourir de manière élégante, soit : avec quelque profondeur d’analyse, cohérence logique (élimination des contradictions, donc respect des règles d’inférence déductives), et si possible avec style (c’est-à-dire dans un premier temps en tout respect des règles grammaticales et en utilisant à bon escient les formes rhétoriques de l’organisation du discours; mais la notion de style est complexe car elle participe d’une normativité esthétique et praxiologique qui ne se donne pas de manière évidente).

Or, la philosophie et la science sont également régies par des règles méthodologiques qui, tout en étant normatives, cherchent à éliminer les « effets de style » au profit d’une standardisation du discours. Cette norme est bien établie et encadre l’application des critères d’évaluation des textes et des connaissances qu’ils communiquent.

Parfois, malgré tout, les auteurs font des erreurs : de raisonnement, de méthodologie, de jugement. Les deux premiers types sont aisément identifiables même si les erreurs de raisonnement sont parfois difficiles à identifier autrement que par un sentiment ou une intuition qui dicte que quelque chose ne va pas. Un syllogisme bâtard, comme quand, par exemple, l’on déduit une conclusion à partir de deux prémisses quantifiées existentiellement, est relativement simple à débusquer. Mais des formes d’inférence plus subtiles le sont moins.

L’erreur qui offre la plus grande résistance à la critique est l’erreur de jugement. Celle-ci se remarque généralement par ce que l’on pourrait appeler une distorsion de la perspective; quand par exemple, une hypothèse n’est pas discutée et qu’elle est adoptée sans plus de façon comme une évidence qui s’impose d’elle-même; ou encore quand le philosophe ou le scientifique introduisent dans leur analyse des notions qui sont exogènes aux modèles qu’ils testent ou qu’ils étudient.

C’est le cas d’un livre que je suis en train de lire : FLANAGAN, Owen, The really hard problem. Meaning in a material world (Cambridge: MIT Press, 2007). Je n’en ferai pas la synthèse ici et maintenant. Mais je dirai cependant que le problème avec ce livre, qui porte sur les fondements d’une éthique parascientifique (jusque là ça va bien, bien que je m’attendais à lire une thèse non du domaine éthique mais de sémantique pragmatiste), est que l’auteur, qui a beaucoup travaillé les neurosciences et en particulier les phénomènes de conscience, lesquels soulèvent depuis une dizaine d’années au moins un fort vent d’enthousiasme un peu délirant) tient pour acquis que toutes les fonctions neurologiques seront sous peu expliquées et qu’il sera donc possible d’assigner à tout phénomène neurologique une fonction biologique que Flaganan inscrit a priori dans l’ordre de l’évolutionnisme néodarwinien. L’éthique, qu’il voit comme une théorie de l’écologie humaine ayant pour objet les comportements et les valeurs témoignant de la tendance naturelle de l’Homme à l’épanouissement (laquelle est, reconnaît-il, entravée par les conditions matérielles de vie des communautés humaines – il compare bouddhisme et tradition philosophique issue de l’aristotélisme), se voit ainsi traduite en termes naturalistes mais d’un naturalisme dont toute téléologie n’a pas été évacuée, alors que, paradoxalement, il affirme le caractère non téléologique et au contraire stochastique du néodarwinisme.

Écrire est difficile. Flanagan devrait le savoir. Mais il a commis une grave erreur de jugement en écrivant son livre : tenir pour acquis, postuler la réduction de tout comportement humain à un effet de la relation entre un système cognitif et un environnement (dont les particularités ne sont pas, par ailleurs, clairement spécifiées).