samedi 12 avril 2008

Penser le social en termes de complexité?

Même cette question-là, celle du titre, est sans doute mal posée. S’il faut à tout prix problématiser les objets de la réflexion de type sociologique (au sens très large du terme, et pour les besoins de la cause), est-il néanmoins pertinent de rattacher les concepts sociologiques à ceux de l’épistémologie dite de la « complexité »?

Outre le fait que ce type de rattachement conceptuel, en vogue dans les sciences sociales depuis qu’Edgard Morin publia sa « Méthode », mais dont on peut étudier l’archéologie dans les thèses des philosophes du positivisme logique et chez leurs successeurs – dont au premier chef revient l’honneur à ceux qui ont les premiers étudié l’effet du paradigme cybernéticien sur l’épistémologie (je pense à Crosson et a Sayre, en particulier), et aussi à Salmon qui en fit le premier la théorie (le concept de complexité épistémologique est lié à des thèses cybernéticiennes de la connaissance, donnant lieu, entre autres choses, aux théories neurocognitives et aux neurosciences) – l’on ne peut que constater que ce rattachement est hautement spéculatif.

Prenons l’exemple des théories de la sociocybernétique. Bel exemple, en effet, de cette conjonction épistémique. La théorie de Luhmann vient à l’esprit, bien entendu, compte tenu de la stature du penseur et de la large diffusion, maintenant, de ses idées. La complexité, en fait, s’y résume à ceci : puisque la société est un système communicationnel, il y est impossible, en raison même de la théorie de la communication et de l’information, d’en prévoir le comportement – ce qui est l’affirmation de l’indéterminisme informationnel, certes, mais affirmation posée comme un postulat a priori; et pour cause. Tout est question de l’usage du modèle informationnel qui y est fait.

Pour Luhmann, comme pour l’ensemble du mouvement sociocybernéticien, le modèle d’analyse sociologique est le même que celui de la théorie de la communication développée par Claude Shannon et publiée en 1949. Or ce que Luhmann en retient, ce n’est pas tant la formulation mathématique de la théorie, c’est le schéma dit de la «boîte noire» que Shannon pour sa part a repris de la thermodynamique; comme on le sait, ce schéma illustre le comportement des gaz dans un cylindre dont le contenu est inobservable. Puis, s’appuyant sur le concept d’entropie formalisé par le physicien Boltzmann, Shannon le traduit en termes de bits d’information transitant dans un canal quelconque.

Ce que fait la théorie shanonnienne de l’information et de la communication, c’est essentiellement de mettre en relief le concept d’incertitude imbriqué dans le calcul de l’entropie, afin d’illustrer comment un phénomène de communication non seulement lui ressemblait, mais trouvait là les fondements nécessaires à toute interprétation quelle qu’elle soit de ce qui se passe lorsqu’un signal quelconque, émis à partir d’une source déterminée, transite via un canal dont on sait seulement avec assurance qu’il est un lieu de transit stochastique, et aboutit à l’autre extrémité passablement réduit en force et en clarté, parce que réduit en nombre en raison du «bruit» s’insérant dans le canal à un moment donné du processus ; ce phénomène n’est explicable qu’en vertu d’une hypothèse ergodique stipulant que ce processus aléatoire ne produit d’événement connaissable qu’en vertu de la considération de la stabilité de la source à partir de laquelle a lieu le transit. La probabilité que la réception des signaux soit quantitativement équivalente à l’entrée et à la sortie du canal devient ainsi le résultat d’un calcul, le résultat étant que l’information y est ensuite définie comme la réduction de cette incertitude. Le niveau de grande généralité de cette théorie, mathématique rappelons-le, permit ensuite plusieurs adaptations et appropriations.

Cette théorie est donc généralement représentée par le schéma graphique simplifié de la «boîte noire», ce lieu de transit des bits d’information; elle est «noire» parce que, justement, ce qui s’y passe n’est pas accessible au regard d’un observateur.

(En ce qui concerne la théorie de l’information, les éléments qui effectuent le transit sont des bits d’information qui sont eux-mêmes des nombres composés d’un alphabet binaire (0, 1) et qui sont associés à d’autres symboles (intrants) d’une langue, comme les lettres de l’alphabet romain et les chiffres, ou encore tout symbole d’un langage formel quelconque telles la logique et les mathématiques, etc. Ces symboles sont traduits en octets et constituent le message. La théorie vise à mesurer le degré d’incertitude quant à l’information qui résultera du transit en calculant la différence probable entre les quantités à l’entrée et à la sortie.)


Le modèle informationnel de Shannon est toutefois plus complexe que ne le laisse supposer ce schéma de la boîte noire, qui en est une simplification répandue mais inexacte. En effet, dans son ouvrage, Shannon analyse la fonction de la transmission localisée dans un canal et le rôle qu’y joue le bruit; le concept de bruit étant défini comme toute forme de signal intervenant aléatoirement dans la transmission d’un message quelconque, augmentant ainsi le nombre et les types de signaux reçus, réduisant de facto la qualité de la réception du message. À la source d’origine d’un message s’ajoute celle de ce bruit. Il importe donc de prévoir un mécanisme de correction, ou d’autocorrection, du message lors de sa transmission; ce qui est l’objet du deuxième théorème de sa théorie.

Ce mécanisme d’autocorrection est capital pour la compréhension du modèle informationnel de la société formulé par Luhmann et les sociocybernéticiens. En effet, cette idée selon laquelle il est possible d’introduire un tel mécanisme dans tout processus communicationnel a été reprise puis développée sous la forme de technologies particulières dans les années 1950. La première de celles-ci aura été l’implémentation d’un tel mécanisme au radar dans l’aviation militaire, permettant alors l’autocorrection de la course des appareils et des missiles. Le concept de «cybernétique», forgé par le mathématicien et physicien Norbert Wiener, lequel aura conçu ces technologies et d’autres encore, était né . Le concept de «seconde cybernétique», auquel sont associés le nom et la théorie de Luhmann, met en scène ce principe d’autocorrection en tant que principe premier dans la théorie; ce principe a donné lieu à la théorie autopoïétique des systèmes complexes, sociaux et autres.

Ainsi, les bases conceptuelles d’une sociologie et d’une économie informationnelle et cybernéticienne étaient jetées. Et Luhmann pouvait dès lors concevoir sa théorie.

Celle-ci est donc directement inspirée de cette idée fondamentale en théorie de l’information, celle de l’autocorrection des processus communicationnels. Pour Luhmann, en effet, comme pour Wiener, au demeurant, la société est un ensemble complexe de traitement d’informations, subdivisé en sous-systèmes instruits de tâches spécifiques, et inscrit dans un processus autorégulateur fonctionnant selon les principes mêmes de la théorie de l’information. Il n’y a pas de place, dans cette théorie de la société, pour les acteurs sociaux, sinon que celle que Luhmann décrit comme étant des réceptacles d’information, des sources possibles mais non nécessaires au processus socio-communicationnel lui-même. De cette théorie se dégagent au moins deux thèses importantes : d’une part, les individus sont soumis au processus social des interactions communicationnelles, et n’ont pas véritablement la possibilité d’y exercer de libre-arbitre au sens où l’entend la sociologie et la philosophie issues du libéralisme et du républicanisme classiques et de la philosophie des Lumières : ils n’ont pas le statut d’agents sociaux; d’autre part, la société, en tant qu’elle est cet ensemble complexe de processus entre sous-systèmes articulés fonctionnellement comme des canaux de transmission d’information, est un système autoreproducteur , c’est-à-dire que la société n’évolue pas en raison des tensions internes que produiraient les oppositions entre groupes d’intérêts divergents (comme dans la tradition marxienne ou comme chez Habermas, par exemple), mais bien plutôt en raison de ses mécanismes de distribution de l’information disponible parmi les sous-systèmes qui la composent, faisant en sorte que toute transformation sociale est strictement limitée à ses structures informationnelles, et ses effets sont strictement limités à ce que Luhmann appelle le sous-système du sens qui est ce qui fonde une interprétation culturelle des processus sociaux. Le modèle sociétal de Luhmann est conservateur par définition.

Pour Luhmann, la société est une immense boîte noire, un système clos dont il affirme que le concept sera ce qui représentera le mieux la réalité sociale. La théorie sociale de Luhmann repose alors sur une approche constructiviste de la science sociale , mais d’un constructivisme qui fait apparaître la « chose sociale » par le biais des concepts théoriques, comme si cette chose venait à la réalité par le fait d’être conceptuellement décrite; et non en tenant pour acquis que le concept et le modèle sont représentatifs de la chose en question parce que la chose existe indépendamment du concept ou du modèle que l’on en fait. Bref, la théorie de Luhmann n’est pas une théorie réaliste; il s’agit avant tout d’une théorie qui s’apparente à une philosophie idéaliste de la «société», un concept qui chez lui renvoie à celui de «système».

L’exemple de la théorie de Luhmann est éloquent d’un défaut important des modèles sociologiques informationnels: ce sont des modèles théoriques sans modèles d’objets correspondants. Un «objet» informationnel, dans ce sens, n’existe pas sinon qu’en termes de processus communicationnels, lesquels ne peuvent être caractérisés que par l’intermédiaire de la théorie de la communication de Shannon. Or, cette dernière est elle-même une théorie générale et non un modèle d’objet particulier.

Alors, la question revient : est-il pertinent d’associer des concepts sociologiques à celui de complexité?

samedi 5 avril 2008

Philosophie : deux façons de voir la chose

Une entrevue d’Antoine Robitaille, journaliste au journal Le Devoir, parue aujourd’hui (en page B6), donne la parole à deux philosophes et chacun éditeur d’une revue de philosophie « populaire » (Médiane, du Québec, et Philosophie Magazine, de France). Les propos qui y sont rapportés sont intéressants à plusieurs égards. (Peut-être bien, qu’un jour, je soumettrai un texte à l’une ou l’autre de ces revues, peut-être même me soumettrai-je au jeu du « devoir de philo » qu’anime Le Devoir depuis quelques années.)

L’intérêt, toutefois, de cette entrevue ne réside pas nécessairement dans le contenu des propos des deux professeurs et éditeurs. Il réside plutôt, à mon sens, dans le fait qu’il y est soulevé une question qui revient sempiternellement hanter bien des philosophes depuis quelques années : à quoi sert la philosophie?

À cette question, un ancien professeur de philosophie de l’Université de Montréal, Gilles Lane, qui a été le traducteur du célèbre livre d’Austin How to do things with words, qui est devenu Quand dire c’est faire ( Paris : Seuil, 1970); Gilles Lane, donc, a publié À quoi bon la philosophie (Longueuil : Le Préambule, 1982 [2ième édition]), à une époque où la discipline commençait à connaître plusieurs chambardements intra-disciplinaires : de la certitude de la parole analysée en tant que seul objet philosophique à l’épreuve du test de la de la scientificité de la parole analysante. Cela correspond grosso modo à un moment de l’histoire récente de la philosophie, celui qui a vu émerger les neurosciences et une épistémologie empirique au sein desquelles la parole philosophique pût jouir du statut perdu depuis deux siècles et maintenant retrouvé de parole scientifique. À quoi bon la philosophie, alors? Mais de quelle philosophie parle-t-on?

La philosophie, obtenant lentement de nouveau le statut lui permettant de participer à la découverte de connaissances, et plus seulement à offrir des commentaires sur la connaissance ou sur le monde qui l’accueille et l’instrumentalise, a depuis été clivée en deux grands champs d’exercice : la philosophie professionnelle et la philosophie populaire. Les deux interlocuteurs du journaliste Robitaille, Christian Boissinot (Cégep F-X-Garneau de Québec, Alexandre Lacroix, Sciences Po de Paris), se font les défenseurs d’une posture philosophique mixte : eux-mêmes étant des professionnels de la chose philosophique, ils plaident en effet pour une popularisation de la philosophie. Pour faire image, l’idée est celle de la diffusion de la philosophie parmi un public avisé mais non professionnel, comme la mode qui se distille jusqu’au marchand de fripes, à partir des centres de diffusion de la haute couture parisienne ou milanaise (Voir BUCCI, A., Marketing della moda, Working papers, Milan : Domus Academy, 1986 ; et BADOT, Olivier, COVA, Bernard, Le néo-marketing, Paris : ESF Éditeur, 1992). Ce plaidoyer est inspiré d’un constat selon lequel la « demande » pour la philosophie croît, le besoin d’être formé par elle grandit, depuis deux décennies.

La philosophie servirait alors, dans la démarche de popularisation visée, à analyser et à interroger l’actualité d’un point philosophique censé l’éclairer. Tout cela est bel et bon. Je me réjouis que ces deux revues aient trouvé leur niche, leur lectorat, leur ton. (Il n’y aura jamais assez de philosophes dans notre monde.) Or, la réponse fournie, la thèse des deux professeurs et éditeurs, n’est sans doute pas ni originale, ni, au surplus, valable. Parce qu’elle est réductrice. Lane, dans le livre cité, écrivait plus élégamment (p. 112) : « Négativement, le rôle social du philosophe, ou son service à l’humanité, consisterait pour une plus grande part à faire remarquer le caractère purement factuel, inévitablement relatif (à tel ou tel désir factuel) de tout ‘arrêt’ à telle ou telle vision du monde, et, en fin de compte, de tout arrêt à quelque vision du monde que ce soit. Plus positivement, toutefois, il consisterait à pointer aux autres, tant bien que mal, vers l’occurrence possible de ce qui ferait que telle ou telle vision relativisée leur apparaîtrait tout à coup comme attendue d’eux, mais uniquement parce que ce serait ‘à travers’ celle-là que pourrait se produire, à un moment donné, la 'rencontre' personnellement valorisante et libératrice qu’ils attendaient eux-mêmes, et que toute illusion empêcherait, retarderait, ou priverait de sa plus grande vitalité. » Bref, le rôle social du philosophe serait d’exercer un esprit critique, le communiquer, et inspirer une réflexion critique chez les autres : péter des balounes ou crever des abcès, quoi! En dépit de l’élégance de cette citation, l’on reste sur notre faim puisqu’il y est redit ce que l’on sait depuis Platon.

Les philosophes sont en mal de reconnaissance sociale, enfants abandonnés qu’ils sont par leurs propres enfants que sont les sciences. Et, en même temps, on leur demande de jouer ce rôle socratique de l’accoucheur de consciences. Que des magazines de philosophie populaire veuillent développer des espaces de dialogue possibles, voilà qui est certes louable. Mais, d’un autre côté, je crains que l’horizon des questions soit tout de même limité à la demande (qui peut évoluer, bien entendu, comme chacun le sait qui soit sensible à l’analyse des marchés). Existe-t-il autrement dit la possibilité d’une transhumance entre la philosophie professionnelle et la philosophie populaire? La première peut-elle enrichir la seconde? Celle-ci peut-elle accueillir celle-là?

Peut-être. Mais cela exigerait beaucoup de travail de pédagogie de la part des philosophes populaires (dont certains font preuve, parfois avec un zèle trop appuyé toutefois, comme en témoignent tous ces livres écrits à l’adresse du fils, de la fille ou des petits-enfants de tel ou tel autre auteur, parus ces dernières années). Et il y a alors le risque que le résultat ne soit pas philosophique à proprement parler, que l’on verse dans le moule de l’opinion personnelle ou dans celui du journalisme prétentieux. Car la philosophie professionnelle n’est pas, du moins majoritairement, attachée aux questions d’actualité définie au sens journalistique ou événementiel du terme.

Mais cela est possible, comme le prouve le présent billet qui est une réponse à un événement. Je ne saurais juger du travail effectué par les revues en question dans l’article du Devoir. Seuls les propos tenus m’ont inspiré ces commentaires.