vendredi 27 février 2009

Une étude des thèses d'Edwin Hutchins sur la cognition sociale et le computationalisme

Voici les diapositives qui m'ont servi lors d'une communication faite dans le cadre d'un séminaire du Doctorat en informatique cognitive de l'UQAM, le 26 février dernier. Je reprendrai cette conférence à l'Université de Strasbourg 2, le 25 mars prochain, devant le groupe d'étudiants de Gérald Bronner. (Que je salue en passant, s'il me lit...)

Voici où les trouver: http://www.slideshare.net/webphilosophus/fondements-organisationnels-de-la-cognition-sociale-et-lexemple-de-ehutchins

dimanche 22 février 2009

Le problème de l'empiricité dans les sciences sociales

Le but de cet exposé (extrait du premier chapitre du livre que je suis en train d'écrire, à paraître à l'automne de 2009), est relativement simple: exposer les raisons pour lesquelles il serait légitime et satisfaisant de penser que l’interprétation sociologique de l’objet sociologique n’a nul besoin de se rapporter à une théorie de la société. Ceci implique une redéfinition de la méthode d’enquête en sociologie. Mais pour ce faire, une définition du concept d’objet sociologique doit préalablement être proposée en conformité avec les quelques analyses proposées jusqu’ici.

Premièrement, distinguons deux questions sans doute reliées selon diverses modalités, mais différentes néanmoins, soit: celle de l’empiricité et celle de la connaissance empirique.

La première concerne uniquement l’état des faits sociaux soumis à l’observation, non pas leur « nature » (sociale), mais leur factualité. La seconde porte sur les conditions du développement ou de la formation de contenus de connaissance fondés sur l’expérience — et quelle que soit la définition de ce dernier terme, et quelle que soit le point de vue (réaliste, sceptique, antiréaliste, sensualiste, etc.) adopté en vue de la défense de cette définition. La question de l’empiricité, dans son rapport à l’épistémologie, en est une essentiellement relative à une ontologie — ce qui ne veut pas dire métaphysique par définition, bien que plusieurs soient traditionnellement d’avis contraire. La seconde, pour sa part, est davantage de l’ordre de la critériologie normative appliquée à la formation elle-même de la connaissance empirique . La question de l’empiricité n’a nul besoin de se rallier à une théorie de l’expérience, tandis que celle de la connaissance empirique ne peut en faire l’économie: le concept d’expérience est par ailleurs ce qui soulèvera le plus de débats entre les empiristes et ses opposants, et entre empiristes eux-mêmes, car depuis toujours celle-ci est posée comme point de départ de la connaissance empirique, et que dans cette mesure elle requiert d’être définie en tenant compte non seulement des conditions expérimentales, mais également des représentations à l’œuvre dans la formulation des critères expérimentaux, comme du rôle ou de la fonction de phénomènes exclusivement psychologiques comme la perception de l’environnement extérieur et la fonction de celle-ci au sein des représentations, etc. Bref, la question de l’empiricité est plus “simple”, mais elle n’en est pas pour autant moins importante. Et ce n’est pas parce qu’elle est plus “simple” qu’elle est ici privilégiée. Elle l’est en raison de son potentiel de différenciation des sciences sociales par rapport aux sciences naturelles.

Deuxièmement, la question de l’empiricité, si elle est relative à la factualité des faits, entendue comme l’état de ces faits tels qu’ils se présentent à l’observateur, pour la sociologie ceci veut dire un peu plus: en particulier, la sociologie devra considérer que l’objet sociologique observé est dépendant de l’observation sans être par celle-ci déterminé — un peu à la manière searlienne d’affirmer que tout objet physique existe indépendamment de l’intentionnalité d’un agent, qu’il lui est ontologiquement extérieur, tout en affirmant que l’objet sociologique n’est pas ontologiquement déterminé par l’intentionnalité de l’agent.
Relation de dépendance, mais aucun déterminisme.

Troisièmement, si le concept d’empiricité n’est pas, sur le plan sémantique, relatif à l’expérience au sens empirique du terme; si, de plus, et toujours sur le plan de sa sémantique, il est définissable par la dépendance de la factualité vis-à-vis de l’observation, alors il est un concept uniquement réservé à un usage méthodologique. C’est-à-dire que ce n’est pas un concept épistémologique stricto sensu. Le clivage entre méthodologique et épistémologique est fort contestable, je ne l’ignore pas. Mais la controverse n’a de sens que par rapport à deux acceptions possibles de la notion d’ « épistémologie », soit: en tant que théorie de la connaissance en général, soit en tant que théorie de la science. Dans le cadre d’une théorie générale de la connaissance, ce clivage est inessentiel et inopérant. Le contraire est vrai pour ce qui concerne la théorie de la science, et bien qu’il serait par ailleurs possible de définir l’épistémologie comme étant la théorie de la connaissance scientifique; auquel cas, le clivage en question obtient également une valeur d’exposition positive. Or, en disant que le concept d’empiricité est essentiellement méthodologique, cela le situe de facto dans le cadre d’une théorie de la science sociale, mais cela ne le rend pas automatiquement opératoire en tant que concept normatif. Si la théorie de la science, de manière générale, apprécie une approche de son objet d’un point de vue normatif, ceci n’est certes pas une règle obligatoire. Cela est aisément démontré par l’intérêt porté à la notion de contexte dans l’épistémologie contemporaine : cette notion a pour but d’augmenter l’efficace de l’analyse épistémologique en distinguant entre contexte de justification et contexte de découverte. Le premier est défini comme ce qui touche à la question de la normativité des règles et des concepts scientifiques socialement et épistémologiquement acceptés par convention ou non, et le second par ce qui détermine les opérations cognitives permettant la formulation des théories, comme par exemple les opérations logiques et formelles, les heuristiques ou les algorithmes à l’œuvre dans le travail scientifique .

Ce que je suis en train de suggérer, c’est une sorte de renversement des perspectives.

Habituellement, en effet, l’approche normative est instituée en vertu de critères dont l’objectif déclaré est de cerner au plus près l’objet ou le phénomène sous observation scientifique, en proposant des resserrements des concepts et de leur organisation argumentative. En tant qu’elle est normative, cette approche entend établir sous quelles conditions l’objet pourra être connu pour que la théorie de cet objet soit fiable ou pour qu’en soit maximisée la fiabilité — et quel que soit le sens accordé à ce terme. On voit que pour que cela soit réalisable, l’objet et la méthode doivent être clivés a priori. On doit considérer qu’entre les deux il y a comme un hiatus cependant franchissable grâce à l’application de la méthode dans le respect de ses normes. Et cela ne sera à son tour possible que parce qu’il sera posé que l’objet exige précisément cela en vertu de ses caractéristiques intrinsèques, lesquelles ne sont pas toutes connues mais dont il faut augmenter, de manière fiable, le niveau de connaissance à son sujet. Peu importe l’angle à partir duquel le problème sera envisagé, tout est entrepris de manière a priori: justement parce qu’il s’agit de normes. Renverser la vapeur demande d’éliminer jusqu’à la possibilité de la formulation d’une norme. Et la seule manière d’y parvenir, c’est à mon avis, pour la sociologie, de faire de la méthode et de l’objet une seule et même chose.

C’est alors que le concept d’empiricité trouve tout son sens. Car fondre en un seul concept méthode et objet revient à instituer non pas des règles, non pas des normes, encore moins des lois, mais une herméneutique. Et ceci entraîne nécessairement que la sociologie, en tant que science, sera qualitative et interprétative. Alors l’historicité, et de l’objet sociologique, et de l’observateur, pourra être prise en compte lors de l’observation, puis de l’analyse. Les deux prochains paragraphes seront l’occasion de préciser ces thèses. Dans le premier, je tenterai de formuler la nature propre de cette relation entre observé, observateur et observation. Le concept de socialité sera proposé comme l’équivalent de celui d’empiricité de l’objet sociologique. Dans le second, seront débattues des questions touchant directement à l’enquête sociologique, sa formulation et l’analyse qui s’ensuit.

a) Observateur, observé, observation
Reconnaître entre ces trois termes une relation telle qu’elle déterminera non seulement la façon dont le sociologue approche son objet, mais également, et plus profondément, la capacité même de la sociologie à fournir des explications rationnelles sur le monde social, cela n’est pas tout à fait neuf. Deux grandes tendances se sont dessinées à ce propos au cours du siècle dernier: une manière essentiellement européenne, inspirée des travaux fondateurs de Dilthey, et une manière américaine, inspirée de la cybernétique et de l’anthropologie de Bateson. La première peut être étiquetée (en sachant toutefois qu’une telle manière de procéder n’est jamais entièrement satisfaisante) de phénoménologique et herméneutique, la seconde de systémiste (en raison, essentiellement, de l’encastrement de ces approches au sein d’une théorie générale des systèmes ). Ces deux approches se distinguent toutefois par leur objectif général respectif. En effet, pour l’approche phénoménologico-herméneutique, l’objectif est au fond de démontrer une sorte d’équivalence entre le discours sociologique sur la culture et la compréhension rationnelle de celle-ci proposée par le sociologue, faisant en sorte que le savoir sociologique ne peut se limiter à être un discours orchestré autour d’hypothèses empiriques; l’approche systémiste de type batesonien, par contre, vise fondamentalement à inclure dans le savoir empirique développé par la sociologie la dimension de l’intervention du sociologue, ou de l’observateur, dans le champ de l’observation lui-même, ce champ étant lui-même décrit en termes empiriques. Ce qui les distingue ce n’est pas tant le rapport (1) observé-observateur, comme le rapport (2) entre l’observation et l’observé. Car dans les deux cas, le rapport (1) n’est pas posé sur la base de la distance entre les deux termes, mais sur celle de leur rapprochement: ce qui signifie l’inclusion, et non l’identification, de l’un dans l’autre et vice versa. Or, le rapport (2) est différemment posé. Pour l’approche phénoménologico-herméneutique, celui-ci établit une continuité ou une adéquation qui se révélera dans l’interprétation qui le prendra pour objet. Pour l’approche systémiste, il s’agira au contraire de maintenir une discontinuité entre les termes afin de préserver le caractère empirique de l’observation et de la définition nomologico-normative de l’observé.

Le rapport (1) entre observé et observateur remplit cependant une fonction épistémologique importante, celle d’expliquer comment ce qui est observé devient significatif sociologiquement parlant: quel est, en d’autres termes, le sens de l’action par rapport à ce qui posé comme relevant de l’ordre supra-individuel. Ce qui revient à considérer a priori que toute société est nécessairement construite selon le modèle opposant l’ordre de la voluntas à celui de la « structure ». Or, le moyen qui permet métathéoriquement d’arrimer ces deux ordres, on l’aura entraperçu aux précédentes sections, consiste à poser que la structure sociale, quelle qu’elle soit, soit sémantiquement identique aux symboles que sont les actions individuelles, permettant de la sorte de définir ontologiquement les structures sociales: la symbolisation des actions correspond alors à l’ontologisation des structures. Selon J. Alexander:

« The only way to avoid this false prioritizing is to appreciate Parsons’s insistence that there is only an analytical (never empirical or historical) differentiation between culture and social system. Social structural components are never without symbolic internalization, nor are symbolic classification ever without some elements of socialized form. The only way to capture this analytic point is to acknowledge that the very structural event, and even every specific social value, exists within a very broad matrix of cultural tradition. »

Ce qui revient à dire qu'afin de ne pas ontologiser les structures, il faille prendre en considération l’historicité des phénomènes sociaux. A. Touraine:

« La sociologie de l’historicité, parce qu’elle est une sociologie de l’action, se
heurte à la difficulté propre à toutes les démarches qui analysent le sens des conduites. Le sens pour l’observateur n’est-il pas prisonnier de la conscience des acteurs? La position de l’observateur n’est-elle donc pas de ce fait dépendante de la position des acteurs eux-mêmes? (…)
La sociologie a généralement répondu à cette objection contre elle-même en déclarant que son objet n’est pas l’acteur, mais la relation sociale. Le sens qu’elle analyse ne peut se confondre avec la conscience de l’acteur, du simple fait qu’il faut rendre compte des conduites de deux ou plusieurs acteurs engagés dans une relation sociale. Cette réponse est la seule possible. Encore faut-il la préciser, car sous cette forme générale elle ne lève pas définitivement l’objection. »

Or, cela ne se fera pas tout seul, dans la mesure où prendre en compte l’historicité des phénomènes sociaux impose de tenir pour acquis qu’il y a continuité entre l’interprétation et l’objet, d’une part ; de l’autre, que cet objet ne peut plus désormais être entrevu comme étant exclusivement empiriquement définissable. Si les composantes de la culture (ou du système social) ne sont jamais qu’intériorisées subjectivement sur le plan symbolique, alors la valeur du symbole intériorisé se mesure au sens que lui confère l’analyse. Pourquoi? Parce que l’analyse devra interpréter le symbolisme de ce qui est intériorisé, et le réfléchir par rapport à la culture globale dans ce qu’elle présente en termes d’histoire ou de traditions. Or, comment mesurer ce rapport ? Comment établir les liens entre les consciences individuelles réceptacles des symbolismes intériorisés et les faits sociaux ? Ceux-ci sont-ils des faits de conscience ? Etc. On le voit d’emblée, il suffit de peu pour que resurgissent les questions qui animent les débats classiques de l’épistémologie des sciences sociales.


Or, si l’histoire et la tradition sont signifiées par le symbole culturel intériorisé, alors il faut au départ avoir ne serait-ce qu’une petite idée de ce qu’est une culture ou de ce que sont des traditions: parce que si l’on dit que la culture est intériorisée sur un plan symbolique, l’on dit que l’on connaît au moins cette caractéristique de la culture et que cette caractéristique est significative pour expliquer et l’intériorisation subjective, et son appréciation sociologique. Il y a évidemment quelque chose comme un cercle vicieux dans cette théorie, et il vient de ce que, pour être opératoire, il lui faille maintenir le postulat de la différenciation entre les deux ordres sociaux. En ce sens, la thèse searlienne est plus convaincante, quand elle affirme que l’intériorisation ne succède pas à la culture, ni ne la précède, mais qu’elle arrive en même temps grâce à l’apprentissage de la langue. Mais on a également vu que Searle était lui aussi obligé de maintenir la différenciation entre les deux ordres. Et que ce maintien devenait caduc en raison de l’indécidabilité de l’intentionnalité collective.

Posons donc qu’il n’y a aucun moyen direct ou indirect d’observer quelque ordre supra-individuel que ce soit. Que ce n’est pas seulement, comme l’écrit J. Alexander dans la citation de la page précédente, la différence entre culture et système social qui est analytique, mais le concept même d’un ordre supra-individuel; l’intensionnalité des expressions le décrivant est déjà un premier pas menant à la démonstration de cette thèse, dans la mesure où, suivant Searle, si la structure logique de ces expressions impose l’impossibilité d’en remplacer les termes par d’autres logiquement équivalents salva veritate, alors les expressions décrivant ou définissant l’ordre structurel se rapportent non pas à la factualité des faits (ou aux ensembles de faits), mais à l’organisation logique de la théorie qui les explique. Dans ce sens, J. Alexander a raison de dire que ceci participe d’une ontologisation par le biais d’une symbolisation. Mais les symboles et leur organisation ne réfèrent pas à des faits, mais bien plutôt à des concepts analytiques mis ensemble dans une théorie.

Cependant, il serait contre-intuitif de poser que l’histoire n’existe pas; contre-intuitif, voire même absurde, dans la mesure où de nombreux documents témoignent de l’histoire de par leur seule existence et indépendamment de l’interprétation qui peut en être faite. De plus, les procédés d’acculturation (parentèle, système d’éducation, etc.) ont au moins ceci en commun qu’ils ont entre autres pour fonction de transmettre qui des contenus, qui des façons de faire, qui des règles de toutes sortes. Il serait donc absurde de nier l’efficience des tels mécanismes pour ce qui a trait par exemple à la transmission des savoirs pratiques autant que formels. Il serait donc absurde de poser que l’individu (sa pensée, son intentionnalité, sa psychologie, ou je ne sais trop), dans le cours de son éducation n’est jamais mis en rapport avec des univers pratiques et des contenus de toutes sortes grâce auxquels il est lié à une communauté ou un groupe quelconque d’individus ayant reçu la même éducation ou une éducation équivalente ou semblable. Comme il serait également tout aussi absurde de poser que les individus, lorsque réunis en groupes plus ou moins formels ou informels, n’interagissent aucunement, et peu importe comment. Le problème, cependant, consiste à prendre acte de ces interactions et de les interpréter correctement: forment-elles, en raison de leur effectuation même, un système ou une culture? Sont-elles descriptibles comme structures fondées ou non sur l’accord des parties prenantes à l’interaction? Sont-elles significatives en soi ou par rapport à un ensemble plus vaste (système ou structure)? Ces questions s’adressent à l’analyse, et celle-ci succède à l’enquête, quelle qu’en soit la forme. (J’y reviens toutefois au prochain paragraphe.)

Les raisons qui militent en faveur de la thèse de l’impossibilité de l’observation de l’ordre supra-individuel ou structurel sont nombreuses. Mais contentons-nous de trois principales.

(1) Nul n’est besoin, dans un premier temps, de se lancer à la défense du réalisme, comme le fait Searle mais pour d’autres motifs. Par contre, en tenant pour acquis le principe selon lequel toute représentation diffère des objets ou des événements mondains, mais qu’en raison de leur apparition ou de leur logement dans le cerveau de quelqu’un, ou dans ses écrits, elles font néanmoins partie de ce qui constitue la réalité ou pour ce qui peut légitimement être tenu pour réel — et à ce propos le point de vue réaliste de l’ontologie de la théorie de l’intentionnalité searlienne trouve son expression la plus féconde —, alors le concept de structure sociale ne peut être autre chose qu’une représentation théorique, et celle-ci, en tant que représentation, existe donc bien puisqu’on en parle et qu’on écrit à son sujet de nombreux ouvrages (et depuis fort longtemps). Mais le problème particulier, on l’a vu, que ce concept soulève, est celui de sa pertinence: qu’est-ce qu’il est censé représenter? Certainement pas des actions volontaires, puisque celles-ci sont indécidables;

(2) Le principal obstacle que rencontre l’observation de l’ordre structurel supra-individuel est celui de la non-décidabilité. Comme on l’a également vu, si cet ordre participe des croyances ou des volitions, bref de l’intentionnalité des individus réunis en fonction de circonstances X au sein d’un ensemble Y, le seul moyen de vérifier ne fût-ce que l’existence de cette intentionnalité est d’intervenir, en tant qu’observateur, et ainsi provoquer la transformation d’un contexte premier reconnu à partir du critère de l’intentionnalité collectivement partagée (suppose-t-on, et Searle le propose) en un contexte de communication. De ceci découlent au moins deux choses: (i) le contexte de communication, même s’il est possible de le décrire dans les termes de la théorie de l’intentionnalité, en devenant ce qui est observé, enlève toute pertinence à la prétention d’y observer autre chose que les contenus communiqués; (ii) la thèse de l’intentionnalité collective, dans cette mesure, est une thèse indécidable en soi;

(3) Tenir l’ordre structurel supra-individuel pour ce qui est symboliquement représenté soit dans le langage, soit dans les justifications aux actions ou aux croyances, c’est en fait décrire un concept comme ontologiquement existant autrement que comme concept. C’est, en d’autres termes, affranchir le concept de ce qui lui confère sa dimension théorique, et le traiter comme s’il participait d’une hypothèse empirique dont la vérification matérielle ou expérimentale permettrait d’induire un sens attribuable par ce biais à un fait symbolisé au départ. Bref, prendre la chose pour l’équivalent matériel du concept, et vice versa.

La dichotomie entre les ordres de la voluntas et de la structure entraîne de nombreuses apories que seules des conventions ont pu permettre de surmonter jusqu’à maintenant, et en absoudre les incongruités. Or, si l’ordre structurel supra-individuel n’est pas observable, la relation entre l’observateur, l’observé et l’observation est tout autre que ce que l’on prétend qu’elle est. Et si, de plus, l’historicité de ce qui est observé et celle de l’observateur sont inscrites, autrement que sous la forme de leur prétendue symbolisation immanente, dans la relation, c’est que cette relation s’établit en considérant que celle-ci est la forme d’un contexte observationnel dont l’objet est la communication socialement effectuée. Ce contexte n’est pas descriptible par le concept de structure, mais par celui de socialité. Et ce concept est empirique: la socialité est définie dès lors par ce qui est observable par un observateur comme étant ce qui unit des agents dans une communication à propos de ce qui les unit en contexte. Une telle définition n’est pas circulaire, dans la mesure où, ce qu’elle entend, c’est que toute socialité s’effectue dans un circuit de communication fermé dont l’objet est le circuit lui-même. Et il importe de noter que cette définition n’est pas compatible avec une quelconque fonction « autopoïétique » de « systèmes » fermés: car tout contexte de socialité ne se reproduit pas, tout contexte est toujours nouveau, ne serait-ce que parce les contextes se forment et se défont, se suivent dans le temps, et que l’expérience acquise par les sujets en contexte ajoute de nouvelles dimensions à la communication lors de la formation d’un contexte communicationnel. De plus, l’observateur n’a jamais accès qu’à de nouveaux contextes en raison et de sa présence dans un contexte, et du temps. Ce qui veut dire, ultimement, que la « société » ne peut être connue, puisque lorsque l’observateur se met au travail, ce qui était contexte primaire et spontané est transformé en contexte d’observation; et la “société” n’est certes pas la résultante de l’addition de contextes observationnels. (Ce n’est du moins pas en ces termes qu’on en parle habituellement.)

b) Modélisation et enquête
Le réalisme ontologique de Searle l’autorise à défendre la thèse de l’intentionnalité collective comme mode d’existence des institutions sociales. Ce qui ne veut pas dire que ces mêmes institutions ne rencontrent jamais de test empirique, puisque le langage en atteste l’existence au moyen du contenu de cette intentionnalité collective, d’une part; et que, par ailleurs, les institutions s’appuient sur des documents de tous ordres afin de se manifester en tant que concrétisation de la « direction of fit » de l’intentionnalité collective, jouant alors, dira Searle, le même rôle que le langage, soit celui de la symbolisation ou de la représentation — ce qui exige des actes de langage particuliers afin d’en manifester le contenu se rapportant à l’intentionnalité collective pour des raisons d’efficience.

Mais si on veut préserver le point de vue réaliste, comment pourra-t-on concilier la thèse de l’inobservabilité de la structure sociale avec la visée de la sociologie, celle du développement d’une connaissance adéquate de la société? Une méthode empirique sera-telle à cet égard suffisante? Et sur quoi portera le regard du sociologue, et comment, et en vertu de quels principes méthodologiques?

Les réponses à ces questions ne sont pas simples, et ne pourront être que survolées. Premièrement avec le concept de socialité, analytiquement liée à celle de contexte communicationnel, on peut constater une première chose: toute observation ne peut s’effectuer que dans un contexte communicationnel dont l’observateur est un participant, c’est-à-dire lui-même un agent. Ce qui veut dire que l’observateur doit tenir compte, dans son observation, que sa participation, premièrement, est l’une des causes de la transformation d’un contexte d’interaction primaire en contexte communicationnel, établissant par ce fait même, deuxièmement, une nouvelle forme de socialité. La seule chose qu’il pourra observer est cette forme de socialité et rien qu’elle. Il doit donc prévoir de s’observer observant, et tenir pour acquis que les autres participants agiront en fonction de ce contexte et seront eux aussi des observateurs dont l’attention sera sollicitée à la fois par ce contexte observationnel et par l’observateur lui-même. Cependant, l’observateur ne peut prévoir ce qui sortira de cette observation, dans la mesure où les contenus communiqués ne lui permettront pas de décider de l’intentionnalité d’actions qui n’ont pas cours en ce contexte. L’observation, dans ce sens, vise l’expression de justifications ou de motifs communicables mais non assignables à des actions hors contexte.

Tous les agents inscrits en de pareils contextes sont des agents de la communication. Cette communication est sociale puisque qu’elle a pour origine la socialité ainsi formée. De ceci découle que toute méthode empirique stricto sensu ne suffit pas à la tâche. Car l’observation ne pouvant avoir pour objet des actions, mais des représentations de représentations, c’est-à-dire des énoncés ayant pour objet des représentations d’actions (effectuées, voulues, désirées, peu importe), elle ne pourra aucunement permettre ni de déduire, ni d’induire de son analyse un niveau de réalisation supra-individuel puisque l’analyse ne porte pas sur une réalité connue, mais sur la mise en texte d’une réalité représentée. C’est donc dire que tout protocole d’enquête doit définir son objectif en tenant compte du matériau sur lequel porte véritablement l’enquête: le contexte communicationnel établissant une forme de socialité par cela même éphémère et non reproductible. L’analyse s’instituera alors seulement ensuite selon les modalités d’une herméneutique. Et ce travail d’analyse est inséparable de la prise en compte de la réalité première sur lequel il se penche, soit une socialité à laquelle aura participé l’observateur en tant qu’agent. Toute enquête empirique sera incomplète si elle se limite à la description de cette socialité, si l’observateur ne se rend pas au delà de la consignation des faits rapportés en contexte communicationnel. L’analyse herméneutique poursuit donc un objectif d’explicitation de cette socialité. Or, les motifs assurant à l’interprétation ses assises peuvent bien sûr se retrouver dans le texte lui-même. Mais le sens sociologiquement acceptable qui pourra être attribué ou non à l’interprétation de cette socialité, pour toutes les raisons analysées jusqu’ici, ne peut être directement attribuée à la socialité ou au contexte observé. Le sens est ce que doit dégager l’analyse, c’est-à-dire que l’analyse organise le monde social . Et la seule manière qu’a l’analyse sociologique d’organiser le monde social est d’en développer un modèle conceptuellement satisfaisant, c’est-à-dire analytique par définition.

Ceci ne signifie pas qu’une théorie de la société est nécessaire à l’enquête sociologique; cela ne signifie rien d’autre que l’analyse se présente toujours dans les faits comme une modélisation des actions concrètes, dans la mesure où si ces actions sont repérables en tant qu’elles-mêmes, elles ne sont significatives qu’en tant qu’elles sont susceptibles de devenir ce à propos de quoi une communication en contexte peut être établie entre agents de la socialité. La modélisation, grâce à l’effort interprétatif qui en supporte l’édification, peut alors être nommée, avec quelques réserves toutefois, une expérience rationnelle du monde, dans un sens proche du concept d’expérience rationnelle développée par Durkheim .