samedi 5 avril 2008

Philosophie : deux façons de voir la chose

Une entrevue d’Antoine Robitaille, journaliste au journal Le Devoir, parue aujourd’hui (en page B6), donne la parole à deux philosophes et chacun éditeur d’une revue de philosophie « populaire » (Médiane, du Québec, et Philosophie Magazine, de France). Les propos qui y sont rapportés sont intéressants à plusieurs égards. (Peut-être bien, qu’un jour, je soumettrai un texte à l’une ou l’autre de ces revues, peut-être même me soumettrai-je au jeu du « devoir de philo » qu’anime Le Devoir depuis quelques années.)

L’intérêt, toutefois, de cette entrevue ne réside pas nécessairement dans le contenu des propos des deux professeurs et éditeurs. Il réside plutôt, à mon sens, dans le fait qu’il y est soulevé une question qui revient sempiternellement hanter bien des philosophes depuis quelques années : à quoi sert la philosophie?

À cette question, un ancien professeur de philosophie de l’Université de Montréal, Gilles Lane, qui a été le traducteur du célèbre livre d’Austin How to do things with words, qui est devenu Quand dire c’est faire ( Paris : Seuil, 1970); Gilles Lane, donc, a publié À quoi bon la philosophie (Longueuil : Le Préambule, 1982 [2ième édition]), à une époque où la discipline commençait à connaître plusieurs chambardements intra-disciplinaires : de la certitude de la parole analysée en tant que seul objet philosophique à l’épreuve du test de la de la scientificité de la parole analysante. Cela correspond grosso modo à un moment de l’histoire récente de la philosophie, celui qui a vu émerger les neurosciences et une épistémologie empirique au sein desquelles la parole philosophique pût jouir du statut perdu depuis deux siècles et maintenant retrouvé de parole scientifique. À quoi bon la philosophie, alors? Mais de quelle philosophie parle-t-on?

La philosophie, obtenant lentement de nouveau le statut lui permettant de participer à la découverte de connaissances, et plus seulement à offrir des commentaires sur la connaissance ou sur le monde qui l’accueille et l’instrumentalise, a depuis été clivée en deux grands champs d’exercice : la philosophie professionnelle et la philosophie populaire. Les deux interlocuteurs du journaliste Robitaille, Christian Boissinot (Cégep F-X-Garneau de Québec, Alexandre Lacroix, Sciences Po de Paris), se font les défenseurs d’une posture philosophique mixte : eux-mêmes étant des professionnels de la chose philosophique, ils plaident en effet pour une popularisation de la philosophie. Pour faire image, l’idée est celle de la diffusion de la philosophie parmi un public avisé mais non professionnel, comme la mode qui se distille jusqu’au marchand de fripes, à partir des centres de diffusion de la haute couture parisienne ou milanaise (Voir BUCCI, A., Marketing della moda, Working papers, Milan : Domus Academy, 1986 ; et BADOT, Olivier, COVA, Bernard, Le néo-marketing, Paris : ESF Éditeur, 1992). Ce plaidoyer est inspiré d’un constat selon lequel la « demande » pour la philosophie croît, le besoin d’être formé par elle grandit, depuis deux décennies.

La philosophie servirait alors, dans la démarche de popularisation visée, à analyser et à interroger l’actualité d’un point philosophique censé l’éclairer. Tout cela est bel et bon. Je me réjouis que ces deux revues aient trouvé leur niche, leur lectorat, leur ton. (Il n’y aura jamais assez de philosophes dans notre monde.) Or, la réponse fournie, la thèse des deux professeurs et éditeurs, n’est sans doute pas ni originale, ni, au surplus, valable. Parce qu’elle est réductrice. Lane, dans le livre cité, écrivait plus élégamment (p. 112) : « Négativement, le rôle social du philosophe, ou son service à l’humanité, consisterait pour une plus grande part à faire remarquer le caractère purement factuel, inévitablement relatif (à tel ou tel désir factuel) de tout ‘arrêt’ à telle ou telle vision du monde, et, en fin de compte, de tout arrêt à quelque vision du monde que ce soit. Plus positivement, toutefois, il consisterait à pointer aux autres, tant bien que mal, vers l’occurrence possible de ce qui ferait que telle ou telle vision relativisée leur apparaîtrait tout à coup comme attendue d’eux, mais uniquement parce que ce serait ‘à travers’ celle-là que pourrait se produire, à un moment donné, la 'rencontre' personnellement valorisante et libératrice qu’ils attendaient eux-mêmes, et que toute illusion empêcherait, retarderait, ou priverait de sa plus grande vitalité. » Bref, le rôle social du philosophe serait d’exercer un esprit critique, le communiquer, et inspirer une réflexion critique chez les autres : péter des balounes ou crever des abcès, quoi! En dépit de l’élégance de cette citation, l’on reste sur notre faim puisqu’il y est redit ce que l’on sait depuis Platon.

Les philosophes sont en mal de reconnaissance sociale, enfants abandonnés qu’ils sont par leurs propres enfants que sont les sciences. Et, en même temps, on leur demande de jouer ce rôle socratique de l’accoucheur de consciences. Que des magazines de philosophie populaire veuillent développer des espaces de dialogue possibles, voilà qui est certes louable. Mais, d’un autre côté, je crains que l’horizon des questions soit tout de même limité à la demande (qui peut évoluer, bien entendu, comme chacun le sait qui soit sensible à l’analyse des marchés). Existe-t-il autrement dit la possibilité d’une transhumance entre la philosophie professionnelle et la philosophie populaire? La première peut-elle enrichir la seconde? Celle-ci peut-elle accueillir celle-là?

Peut-être. Mais cela exigerait beaucoup de travail de pédagogie de la part des philosophes populaires (dont certains font preuve, parfois avec un zèle trop appuyé toutefois, comme en témoignent tous ces livres écrits à l’adresse du fils, de la fille ou des petits-enfants de tel ou tel autre auteur, parus ces dernières années). Et il y a alors le risque que le résultat ne soit pas philosophique à proprement parler, que l’on verse dans le moule de l’opinion personnelle ou dans celui du journalisme prétentieux. Car la philosophie professionnelle n’est pas, du moins majoritairement, attachée aux questions d’actualité définie au sens journalistique ou événementiel du terme.

Mais cela est possible, comme le prouve le présent billet qui est une réponse à un événement. Je ne saurais juger du travail effectué par les revues en question dans l’article du Devoir. Seuls les propos tenus m’ont inspiré ces commentaires.

1 commentaire:

Daniel Lemire a dit…

Les sciences sont tout autant remises en question que la philosophie. Qui embauche des physiciens ou des chimistes en 2008? À quoi ça sert la physique des particules? Même l'informatique n'attire plus guère l'intérêt du grand public.

Personnellement, j'aime à prédire l'écroulement prochain du monde des affaires... je souhaite qu'on en arrive un jour à se demander à quoi sert le gestionnaire qui nous gouverne. J'aimerais retourner la question complètement...

Peut-être est-ce que l'utilité du philosophe est plus évidente que celle du comptable, quand on y pense bien.

En 2008, on mange à notre faim -- du moins en occident. Le monde des affaires nous pousse plus en avant en nous programmant pour la consommation. Si on remet cette programmation en cause, on va sans doute devoir remettre en question l'utilité de tous les MBA du monde?