mardi 22 janvier 2008

La science sociale et le modèle

Les modèles sont au cœur de toute méthode scientifique, quelle qu’en soit les postulats méthodologiques ou la philosophie des sciences. Parce que les sciences construisent des théories et des concepts qui visent à interpréter et comprendre le réel.

Mais il subsiste une difficulté supplémentaire, celle de l’évaluation des résultats d’une étude en sciences sociales. Cette difficulté est intrinsèquement liée à la question du statut épistémologique des modèles dans les sciences sociales.

Cette difficulté supplémentaire, définissons-là grâce à deux caractéristiques :

i) Premièrement, les événements ou les objets étudiés par les sciences sociales sont inscrits dans une durée : l’historicité des faits sociaux contribue à distinguer les sciences sociales des sciences naturelles; mais cela n’est certainement pas un critère absolu, dans la mesure où par exemple l’astronomie, la biologie, la paléontologie et la géologie sont des sciences naturelles qui doivent elles aussi tenir compte d’une histoire particulière à chacune et forcent donc les scientifiques qui les pratiquent à un effort de reconstruction des processus causaux ayant entraîné la formation des objets étudiés maintenant;

ii) Deuxièmement, les sciences sociales ne sont pas des sciences expérimentales à proprement parler, ce qui impose aux scientifiques qui les pratiquent de ne pas pouvoir reproduire expérimentalement leurs observations autant de fois qu’ils le souhaiteraient comme c’est le cas des scientifiques en chimie, physique, etc. (Cela est également le cas de certaines sciences telles que la géologie, etc.) En ce qui concerne toutefois les sciences sociales, ce n’est pas une question de dispositifs techniques inadéquats mais essentiellement une question liée à la nature même des objets, faits ou événements sociaux. (Nous y revenons plus bas .)

Ces deux caractéristiques augmentent la difficulté qu’éprouvent les sciences sociales à produire des explications causales, puisque bien souvent leurs objets ne sont pas directement observables. Il n’y a pas que la taille de ces objets qui soit en cause, mais également le fait qu’ils résultent d’un processus historique dont il est impossible de vérifier empiriquement les hypothèses qui l’introduisent dans l’analyse: car le passé n’est observable et étudiable que par le biais des signes et des traces documentaires qui en auront préservé l’actualité.

Voici par ailleurs un exemple du problème que représente la taille d’un phénomène social : en économie, le concept de marché est l’un de ces concepts qui peut être défini uniquement à partir de paramètres et de variables de type macro. Mais un marché réel, en tant que tel, n’est pas observable au sens empirique du terme. Il l’est indirectement, par le biais de données secondaires (p. ex. : somme estimée des ventes de produits, somme estimée du nombre de produits disponibles, somme estimée du nombre de consommateurs ou acheteurs, somme estimée de la valeur d’utilité accordée aux produits, période maximale de la « vie » du produit, etc.). Mais si l’économiste tente d’aller observer « sur le terrain » le comportement des consommateurs et leur attitude face aux produits concernés par son étude, alors il risque de ne rien observer qui soit de nature à l’informer sur les ordres de grandeur du marché qu’il étudie. Tout au mieux, se retrouvera-t-il dans la position de l’ethnologue observant les façons qu’ont tels ou tels groupes d’individus de se comporter entre eux dans des contextes précis. Les motifs à la décision de l’achat d’un produit et les mouvements ou flux économiques doivent être étudiés à grande échelle, et ce, même si la microéconomie se penche sur les aspects davantage psychologiques (la rationalité et la charge cognitive) de la décision d’un agent économique. Car même si le modèle individuel ou psychologique est promu sur le plan de l’analyse économique, il n’embrasse certainement pas tous les aspects collectifs de la consommation de biens résultant de la multiplication des décisions individuelles…

Ce problème de la taille est aussi lié à un processus socio-historique et explique, du moins en partie, pourquoi la modélisation devient presque inévitable en sciences sociales : l’information et les données disponibles, peu importe leur nature, et peu importe la méthode de cueillette et la philosophie des sciences sociales qui auront été adoptées, seront toujours parcellaires et incomplètes. Un modèle, en ce sens, agit au titre de doublure de la science sociale : un modèle y est comme un objet théorique qui n’a d’existence que théorique. Son statut épistémologique est celui d’un concept pénétrant la science sociale de l’extérieur et la traversant de part en part.

Quel réel, quelle explication, quelle preuve?

Le modèle en sciences sociales a ainsi le statut d’un concept quasi transcendantal. Théorique de par sa nature abstraite, il ne possède pas les caractères d’une théorie scientifique achevée. Loin s’en faut. Aucune science ne se résume d’ailleurs en l’un ou les modèles dont elle se sert. En ce sens, les sciences sociales ne sont pas différentes des sciences naturelles.

Or, par « quasi transcendantal », nous entendons quelque chose de très précis : un modèle est quasi transcendantal du fait d’être une construction théorique destinée à rendre compte d’un fait, objet ou événement social empirique quelconque, de manière schématique – c’est-à-dire d’un point de vue général –, en fonction des variables qu’il met en œuvre et qu’il relie au moyen des règles d’association qui président à leur manipulation (comme par exemple les analyses de corrélation ou de réduction linéaire en statistique).

Ainsi, le réel social étudié est un réel dont les caractéristiques sont organisées de telle manière que les liens et rapports de causalité entre un événement ou un fait social quelconque et le processus qui en est à l’origine, sont par définition hypothétiques.

Or, si ces rapports de causalité sont hypothétiques, la preuve de la validité du modèle et de l’analyse sociale qu’il inspire, doit être empiriquement ancrée. Une preuve, en mathématique par exemple, est une confirmation de l’usage approprié de règles et d’axiomes dans le raisonnement . En sciences sociales, par contre, la preuve de la validité des modèles est plus descriptive et varie selon le type de modèle utilisé. Nous verrons dans ce chapitre pourquoi et comment cela est possible. Mais notez dès à présent qu’un modèle, pour être explicatif, doit établir des liens de causalité entre les événements que l’on cherche à expliquer. La notion de causalité est en elle-même l’objet de nombreux débats que nous ne reprendrons pas ici. Du moins, pas pour l'instant.

5 commentaires:

Benoit Hardy-Vallée, PhD a dit…

Bonjour Jean,

un petit mot pour te dire que je trouve que tu résume très bien le role des modèles en sciences, et partage ton analyse.
J'en profite pour te signaler la parution du dernier livre de William Wimsatt, " Re-Engineering Philosophy for Limited Beings : Piecewise Approximations to Reality". Il expose sa conception de la science et en particulier des modèles dans le chapitre "False Models as Means to Truer Theories".

Bien à toi,
Benoit.

Jean Robillard, Ph.D. a dit…

Cher Benoît,

Merci pour ton commentaire et je m'empresse de me procurer le livre de Wimsatt!
À bientôt,
Jean

Anonyme a dit…

Je suis en désaccord avec le fait que les inconnues justifient l'utilisation de modèles. Imagine un instant que tu aies toute l'information dont tu peux rêver. Imagine que tu aies un pouvoir d'Oracle... en intelligence d'affaires, on dispose souvent de quantités d'informations astronomique sur une entreprise... et pourtant, on doit tout de même se faire des modèles parce que l'être humain ne peut gérer une telle avalanche d'informations et qu'il doit nécessairement adopter des processus inductifs.

Jean Robillard, Ph.D. a dit…

D'une part, je ne vois pas de contradiction entre nos deux thèses, elles se complètent, à mon avis. Deuxièmement, le recours à l'induction n'est pas nécessairement lié à la présence d'un modèle. L'induction est directement liée à une méthodologie particulière, statistique ou stochastique ou encore probabilitaire (comme on voudra). Ce qui veut dire que le modèle, en ce cas, sera non déterministe par définition et que les rapports de causalité seront caractérisés autrement que dans un modèle déterministe (ou strictement déductif). Bien entendu, la théorie qui en est ensuite développée, aura elle aussi recours à une formalisation déductive de ses propositions (en autant que l'on accepte l'idée selon laquelle une théorie est un système hypothético-déductif).

Anonyme a dit…

Bonjour;
http://rachidelaidi.blogspot.com